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est-ce à dire qu’elle n’offre point de certains dangers ? Les directeurs et les auteurs, par ce récent exemple, en sont avertis. Quand un directeur laisse retirer une pièce de son théâtre, il doit savoir qu’elle n’y pourra rentrer que par l’accord de ses propriétaires et que la volonté de l’un d’eux suffira pour la tenir dehors : Quand des auteurs retirent une pièce, chacun doit savoir que le caprice de son collaborateur pourra l’empêcher désormais de la faire jouer. Et sans doute les choses resteront ainsi jusqu’au changement de juridiction que nous proposons, jusqu’à ce que la commission toute seule, et non les tribunaux ni les cours, soit appelée à trancher ces débats selon l’intérêt des œuvres.

Mais peut-être il n’est pas mauvais que la jurisprudence actuelle suspende ces menaces sur les directeurs et sur les auteurs. Au moins, en attendant le nouveau régime, serions-nous consolés du présent si nous voyions les gens qui peuvent en souffrir profiter de l’avertissement qu’ils reçoivent. Aujourd’hui les directeurs, absorbés par la recherche ou dans la jouissance d’ouvrages qui fournissent une interminable suite de soirées, laissent trop facilement sortir de chez eux les meilleures pièces. Pour les retenir (sans compter qu’ils pourraient faire à leurs auteurs certains avantages, qui seraient comme un loyer plus ou moins fixe), ils n’auraient qu’à les représenter chaque année un petit nombre de fois ; si ce délai d’une année est trop court, on pourrait le prolonger de gré à gré. Mais les directeurs n’ont cure d’entretenir ainsi leur fonds : ils sont occupés à poursuivre un succès inépuisable et, l’ont-ils atteint, à l’épuiser ; à peine s’ils tournent la tête pour faire un signe d’intelligence ou plutôt d’indifférence, quand un auteur les avertit qu’il remporte son bien. À ce jeu, les théâtres subventionnés gardent seuls un répertoire : encore la Comédie-Française a-t-elle laissé partir, sans un effort pour les garder, tous les ouvrages de M. Feuillet, et nous voyons que l’Odéon n’a pas su conserver les Danicheff. Qu’importe à M. Koning si tous les auteurs joués au Gymnase, M. Ohnet excepté, lui signifient le retrait de leurs comédies et de leurs drames ? Il compte jouer le Maître de forges sept années de suite. De même, les directeurs du Palais-Royal, en 1881, comptaient jouer Divorçons jusqu’à la fin du siècle : ils n’auraient pas bronché si M. Labiche, d’accord avec ses collaborateurs, leur avait retiré toutes ses pièces. Pour les recouvrer ensuite, ils auraient dû rentrer en grâce non-seulement auprès de M. Labiche, mais auprès de tous ses collaborateurs ; l’opposition de tel ou tel suffirait pour faire rentrer sous les planches, à la veille d’une reprise, un de ces chefs-d’œuvre de bouffonnerie. Cependant, à ne voir qu’une pièce dans un théâtre pendant toute une saison, le public s’abêtit ; son goût devient paresseux et grossier. A ne jouer qu’une seule chose, le talent des acteurs se raidit, s’alourdit et s’émousse ; quant à ceux de leurs camarades qui, pendant ce temps-là, ne font rien, est-il besoin de dire qu’ils se rouillent ? Si le jugement du