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qu’une ligne très étroite du Milanais et de la rivière de Gènes, mais lui livrait toutes les provinces centrales de l’Italie, à la condition d’en exclure absolument les Espagnols.

D’Orméa recevait publiquement ces offres diverses, en pesait les inconvéniens et les avantages et les discutait même sur la carte et sans aucun mystère avec chacun des prétendans. Ceux-ci répondaient en vantant leur marchandise aux dépens de celle de leur concurrent. — « Pourquoi donc, lui disait un jour, par exemple, l’ambassadeur de France, le marquis de Senneterre, préférez-vous une petite partie du Milanais acquise par le moyen de l’Angleterre au Milanais tout entier par le moyen de la France? — En voici la raison, répondit d’Orméa : nous croyons que cette partie vaut mieux sans un prince de Bourbon en Italie que la totalité avec l’infant à nos côtés ; l’infant a des parens trop puissans. — Mais, au moins, reprit l’ambassadeur, vous n’avez pas, comme on le dit, accepté de l’argent des Anglais? — Pardonnez-moi, répliqua le ministre avec un sang-froid imperturbable : deux cent mille livres, mais sans aucun engagement de notre part ; » et, tirant son carnet de sa poche, il lui laissa lire cette note : « Deux cent mille livres envoyées par l’Angleterre, qui ne seront pas restituées si la Sardaigne s’engage envers la reine de Hongrie, mais le seront dans le cas contraire. » D’autres fois, par bravade ou par calcul, il se plaisait à exprimer tout haut ses hésitations. Ainsi, Senneterre lui ayant remis une lettre du ministre Amelot, qui détaillait tous les avantages des propositions françaises, il la lut, la commenta paragraphe par paragraphe; puis il se leva, et malgré sa sciatique (cette sciatique lui servait souvent à éviter les visites importunes), il se promena dans son cabinet en parlant tour à tour français et piémontais, tantôt haut, tantôt bas, a de façon, dit Senneterre, que je ne pouvais rien comprendre. » — « Eh bien ! lui dis-je, quelle réponse voulez-vous que je fasse au roi? — Vous m’y voyez rêver,., je ne vous dissimule pas mon embarras... Je ne veux fermer la porte ni à Vienne ni à Madrid... Tenez, je ne vous engage pas à venir souvent chez moi, parce que les ministres de Vienne et de Londres ne manqueraient pas d’envoyer des courriers à leur cour pour les presser d’en finir, et si je veux avoir de meilleures conditions d’eux, je n’ai qu’à vous revoir deux fois de suite[1]. »

Mais ce qui n’est pas moins curieux que ce marchandage diplomatique fait ainsi en public, c’est que, tandis que les ministres de France et d’Angleterre s’escrimaient à l’envi à Turin, le texte des propositions qu’ils voulaient faire admettre n’était complètement

  1. Senneterre à Amelot, 23 mars 1743. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)