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non plus sans difficulté. Cette fois, comme ce n’était pas Frédéric qui prenait l’initiative de l’invitation, il n’y avait pas moyen de compter sur lui pour les déboursés, et d’ailleurs Voltaire savait par expérience que Frédéric n’était ni large ni accommodant sur ce chapitre. « Je reçus, dit-il, dans ses Mémoires, l’argent que je voulus sur mes reçus de M. de Montmartel. » Mais il n’ajoute pas qu’il demanda et qu’il obtint, après quelque négociation, un supplément de viatique sous une autre forme. Ce fut un marché de fournitures pour les armées en campagne, accordé à ses cousins MM. Marchand père et fils, et dans lequel il fut, chacun le savait, largement intéressé. Ces négocians avaient déjà l’entreprise des fourrages, mais ils prétendaient qu’ils y perdaient et demandaient en dédommagement qu’on leur accordât aussi celle des subsistances et des habillemens, « Nous perdons considérablement, écrivait Voltaire à d’Argenson, à nourrir nos chevaux : voyez si vous avez la bonté de nous indemniser en nous faisant vêtir nos hommes... Je vous demande en grâce de surseoir à l’adjudication jusqu’à la semaine prochaine... Marchand père et fils ne songent qu’à vêtir et à alimenter les défenseurs de la France[1]. »

Ces délais et ces pourparlers à la veille d’un voyage dont la cause transpirait toujours plus ou moins n’étaient pas sans inconvénient : car un mécontent cherchant à se venger d’une injustice, ou un fugitif pressé de se préserver d’un péril, n’aurait pas fait tant de façons pour se mettre en route. Aussi le bruit que les sévérités du ministre et les ressentimens de Voltaire n’étaient que des feintes qui cachaient sous jeu une affaire secrète commença-t-il à se répandre avant même que tous les préparatifs du départ, dont tout le monde parlait, fussent terminés. « Ne faites mine de rien savoir, au moins par moi, écrivait au duc de Richelieu Mme de Tencin (qui venait elle-même de faire semblant d’apprendre en confidence de Mme du Châtelet ce qu’elle savait déjà par la rumeur publique), car Mme du Châtelet est persuadée que Voltaire serait perdu si le secret échappait par sa faute... Ce secret est à peu près celui de la comédie. Amelot a très habilement écrit à Voltaire des lettres contresignées; le secrétaire de Voltaire l’a dit, et le bruit s’en est répandu jusque dans les cafés. Il est pourtant vrai que la chose ne peut réussir que par une conduite toute contraire et que le roi de Prusse, bien loin de prendre confiance dans Voltaire, sera, au contraire, très irrité contre lui s’il découvre qu’on le trompe et que ce prétendu exilé est un espion qui sonde son cœur et abuse de sa confiance... Pour mon frère ajoute la chanoinesse, on ne lui en a rien dit ; il est vrai que lorsqu’il en a parlé, sur la publicité, on ne lui a pas nié... Maurepas

  1. Voltaire à d’Argenson, 8, 15 juillet 1743. (Correspondance générale.)