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était venue l’attendre et où il ne paraît pas qu’il fût également pressé d’arriver ; car il s’arrêta de ville en ville, dans les petites cours d’Allemagne, où chacun voulait le retenir, entre autres à Brunswick, pendant deux mortelles journées dont Emilie comptait toutes les minutes. « C’est un voyage céleste, écrivait-il, où je passe de planète en planète. » Et, la tournée finie, il ne demandait pas mieux que de recommencer ; il proposait, au contraire, à Âmelot de repartir sans débrider si on voulait le charger de lettres pressantes de Charles VII pour tous les princes de l’empire, afin de les décidera agir en commun sur les résolutions de Frédéric. Il ne savait pas, et personne ne lui fit savoir que, pendant qu’il cherchait ainsi à renouer les fils d’une négociation qui n’avait pas même été entamée, Frédéric faisait venir Valori dans son cabinet et lui proposait d’aller, de sa personne, porter à Versailles le plan d’une action commune avec la France. La comédie était jouée ; la partie sérieuse allait commencer[1].

« Ce siècle-ci, dit Frédéric dans l’Histoire de mon temps, est bien fait pour les événemens singuliers et extraordinaires, car je reçus un ambassadeur poète et bel esprit de la part de la France : c’était Voltaire, un des plus beaux génies de l’Europe, l’imagination la plus brillante qu’il y ait peut-être jamais eu, mais l’homme le moins né pour la politique. En même temps, il n’avait point de créditif ; mais aussi peux-je assurer qu’il ne s’était pas débité ambassadeur sans fondement ; sa négociation fut une plaisanterie, et elle en resta là[2]. »

Les modernes éditeurs des papiers politiques de Frédéric ont vu dans cette appréciation dédaigneuse une leçon qu’ils ont cru devoir suivre ; aussi ont-ils retranché avec soin de leur publication tout ce qui pouvait rappeler la négociation prétendue de Voltaire ; son nom même n’est pas prononcé dans leur recueil, et ils ont poussé le scrupule, je dirais volontiers, la pruderie, jusqu’à faire disparaître de plusieurs lettres des paragraphes où ce nom figurait[3],

  1. Voltaire à Amelot, dépêche citée. — Valori à Amelot, 5 octobre 1744. (Correspondance générale. Ministère des affaires étrangères.)
  2. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. IX. Nous extrayons ce passage du texte primitif dont les archives de Berlin ont donné récemment connaissance au public. La forme, mais non le fond, en a été altérée dans le texte définitif, le seul connu jusqu’à ces dernières années. Voici cette variante : « Sur ces entrefaites, Voltaire arriva à Berlin. Comme il avait quelques protecteurs à Versailles, il crut que cela était suffisant pour se donner les airs de négociateur ; son imagination brillante s’élançait sans retenue dans le vaste champ de la politique : il n’avait point de créditif et sa mission devint un jeu, une simple plaisanterie. »
  3. C’est ce dont on peut s’assurer en comparant les correspondances de Frédéric avec Rottenbourg, insérées dans le Recueil général du 18 mars, avec cette même correspondance telle qu’on la trouve dans le nouveau Recueil politique. Tous les passages relatifs à Voltaire ont été supprimés.