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La plupart de ces pauvres femmes sont de volonté molle et d’âme inconsistante; dans leur vie sans lendemain le hasard a joué le principal rôle; elles n’ont guère eu que des rencontres, nulle affection sérieuse ne les a soutenues ; aussi sont-elles surprises et comme déroutées, dans les premiers temps de leur séjour à Anteuil, lorsqu’elles voient qu’on les protège contre l’oisiveté, qu’on les astreint à un travail en rapport avec leurs forces et qui les défend contre elles-mêmes. Les plus faibles se dénoncent au premier abord lorsqu’elles arrivent ; presque toujours elles sont accompagnées d’une autre femme qui, par esprit d’imitation, plus peut-être que par nécessité, demande à être reçue dans la maison. Le résultat de l’interrogatoire est presque toujours identique ; « Quelle est cette femme qui est avec vous? — C’est mon amie. — Depuis quand la connaissez-vous? — Depuis hier. — Où l’avez-vous rencontrée? — Dans une crémerie. » On sait à quoi s’en tenir, et si les deux postulantes sont admises, on fait en sorte de les isoler l’une de l’autre, autant que le permet la dimension des ateliers et des dortoirs. La précaution est sage; malheureusement, on ne peut éviter les confidences, le récit des aventures qui réveillent et qui tentent l’imagination. Les servantes sans place qui se complaisent à raconter ce qui se passe au sixième étage des maisons bourgeoises de Paris, dans les corridors où s’ouvrent les chambres des domestiques, sont dangereuses entre toutes ; c’est comme le pays des Lotophages, on le regrette et l’on y voudrait retourner.

La supérieure qui est experte et perspicace, qui a reçu bien des confessions et qui souvent a dû porter la main à son chapelet en écoutant certaines histoires, est à la fois très loyale et très prudente dans le rôle d’intermédiaire qu’elle exerce avec une rare bonté. Aux personnes chez qui elle place ses pensionnaires elle ne dissimule rien; il y a pour elle un cas de conscience à ne jamais tromper les maîtres et les patrons en quête de servantes ou d’ouvrières que le bon renom de la maison a attirés. Elle dit la vérité, ne plaide même pas les circonstances atténuantes, fait partager l’espérance qu’elle a conçue et ne se trompe guère dans ses appréciations. Lorsqu’une des malheureuses a cette bonne fortune d’être désignée pour une place, la supérieure la fait venir et lui apprend qu’elle est pourvue ; elle visite ses hardes, pauvres nippes réparées vaille que vaille et où manque plus d’une pièce essentielle ; elle y ajoute une ou deux chemises, des bas, un fichu, parfois une robe, puis elle la conduit elle-même jusqu’à la porte. Là, au seuil, les pieds déjà sur le pavé de la rue, elle lui remet l’adresse de la demeure où elle est attendue pour prendre condition : « Allez, ma fille, et que Dieu vous garde ! » De cette façon, nulle de ses compagnes