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groupe nombreux de spéculateurs essaya de faire tomber l’or, mais son prix monta, au contraire, avec la rapidité de la foudre. En une seule matinée, le cours de l’or s’éleva de 145 à 162 1/2. Combien de gens virent leur dernier dollar emporté dans ce tourbillon! combien de morts violentes ! quelle panique générale ! Pendant ces heures de détresse où le crédit de chacun était mis en question par tous, les haines particulières eurent beau jeu pour s’assouvir. Ce fut un temps d’anarchie, de chaos sans précédent. On frémit encore au seul souvenir du funeste Vendredi noir. Cette crise est loin du reste ; la conclusion de la paix fit rentrer toutes choses dans des conditions normales. Wall Street n’en demeure pas moins un phénomène étrange qui inspirerait des volumes à l’observateur attentif. C’est la fournaise où viennent se confondre toutes les forces de la société. Produit direct d’une manière de vivre imprudente et d’une tendance presque générale à manger le blé en vert, Wall Street exerce une sorte de fascination sur des gens bien doués du reste et qu’une existence saine et régulière eût conduits à un autre but que le vulgaire money-making. Comme il arrive toujours, la passion de cette sorte de jeu grandit à mesure qu’on s’y livre. Les hasards ordinaires du commerce paraîtraient chose fade à ceux qui ont passé par ces émouvantes péripéties. De fait, la spéculation constitue véritablement à New-York une maladie. Les médecins pourraient dire quelles sont les conséquences de la vie surmenée de l’agioteur. Une simple promenade dans le quartier où ces luttes enragées se manifestent suffit à donner l’horreur d’un pareil fléau. Les gens que l’on rencontre se font remarquer par leur démarche inquiète, un air distrait, préoccupé. Ceux-là même que vous connaissez vous accordent à peine un signe ; vous n’êtes pas de leur monde, la fièvre qui les dévore ne vous a pas été inoculée; ils ont mieux à faire que de perdre leur temps avec vous.

Telles étaient à peu près les réflexions de Wainwright, tandis qu’il cherchait Townsend Spring dans l’immense salle où hurlait et gesticulait une foule compacte dont il avait entendu de loin les rugissemens : « coulissiers, vétérans de la bourse, usés jusqu’aux moelles et retenus dans cet enfer par une ténacité d’habitude pareille à celle qui attache le fumeur d’opium à la drogue pernicieuse qui le tue, tripoteurs d’affaires de bas étage, membres élégans du club, juifs aux traits crochus, collégiens imberbes, tous arrivent à se ressembler sous l’empire du même appétit. Wainwright ne réussit pas d’abord à découvrir le triste personnage qui l’avait attiré en ce lieu. Enfin il l’aperçut, les deux mains dans ses poches, le visage épanoui, éclatant de rire par intervalles. Était-il possible que son insouciance naturelle tînt contre la ruine?