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la hauteur de toutes les situations, forte contre elle-même, dévouée aux autres, solidement appuyée sur des principes dont elle ne fait point parade, avide de tout apprendre et attentive à cacher ce qu’elle sait sous un semblant de légèreté séduisante qui se fond en tendresse quand elle aime, la femme trois fois femme par l’esprit, le cœur et la beauté, peut être Américaine. Ni Ottilie, ni Ruth ne sont de cette espèce qui voguent de pension en pension à travers l’Europe et qui, sous prétexte de fortifier une santé frêle, vont jongler avec les cœurs autour des sources bienfaisantes de la Floride ou du Colorado. Elles n’ont jamais mené tambour battant une mère annihilée, ni engagé les hommes à venir fumer chez elles, ni cherché dans la comédie de société, dans les coteries musicales, dans les disputes religieuses une source perpétuelle d’excitation, l’attrait pimenté des « occasions nouvelles. » Ruth sort d’une honnête et paisible petite ville du Massachusetts, Ottilie vient de l’Ouest, moins barbare qu’on ne pense, puisque, dans des localités telles que Lone-Tree, dont le nom ferait pressentir la solitude, le désert, on trouve des écoles supérieures excellentes. Leur origine provinciale et leur condition modeste les a tenues à l’abri de la greffe européenne pratiquée sans discernement sur leurs compagnes, de jolis sauvageons mis en serre chaude et auxquels une culture à rebours du sens commun ne laisse d’autres qualités qu’un égoïsme exquis, une beauté physique incomparable.

En somme, New-York, si nous dégageons nos conclusions du double tableau qu’en font MM. Fawcett et Bishop, n’a pas de produits spéciaux d’une bien délicate saveur. Certes, on y tire parti de la vie au point de vue pratique avec une énergie près de laquelle notre activité européenne ressemble à une sorte de sommeil, mais, sauf sur ce point, l’originalité manque.

Les classes dites supérieures affectent une servile et maladroite imitation de l’Europe; cette imitation est flagrante dans les arts, qui commencent à fleurir et où s’accuse la prédilection pour des sujets étrangers souvent mal compris; quelques écrivains, par bonheur, s’en défendent et consacrent leur talent à nous représenter les mœurs locales, trop promptes à disparaître. Qu’ils restent encore fidèles, nous le leur conseillons, sinon à la Californie, aux districts lointains de l’Ohio ou de l’Indiana, fouillés par Bret Harte et par Eggleston, du moins à ce cadre favori d’Aldrich et de Howells : la Nouvelle-Angleterre. Le mouvement mondain des grandes villes n’offrira pas de longtemps un intérêt égal. Il faut savoir gré cependant aux deux auteurs qui nous fournissent le sujet de cette étude de la consciencieuse précision avec laquelle ils ont marqué au juste le point où se trouvent, vers 1880, les élémens sociaux en ébullition