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préjugés, celui-ci par exemple, très commun en Suisse, que la littérature amuse, orne l’esprit, complète l’habillement, donne bon air et ne sert pas à autre chose. « Non, mes amis, proclamait De Sanctis, la littérature n’est pas un ornement superposé à la personne, différent de vous et que vous puissiez jeter loin : c’est votre personne même, c’est le sens intime, qui est en vous tous, de toute noblesse et de toute beauté, qui vous éloigne avec horreur de toute action vile et laide et qui met en face de vous une perfection idéale dont chaque âme bien née aspire à s’approcher. Voilà le sens dont il faut faire l’éducation… Avant d’être des ingénieurs, vous êtes des hommes et vous agissez en hommes quand vous vous livrez à ces études que nos pères appelaient les « humanités, » qui relèvent votre caractère et qui font l’éducation de votre cœur. »

Un de ses collègues de Zurich, M. Moleschott, le savant physiologiste, nous a parlé récemment (dans la Nuova Antologia du 1er  janvier 1884) des leçons de De Sanctis au Polytechnicum. Dans son enseignement, le professeur se montrait à la fois spéculatif et réaliste et allait de la synthèse à l’analyse en tâchant de les mettre d’accord : il eût voulu fondre ensemble l’idée et le fait, l’artiste et son œuvre. « Il faisait mieux. Quand, du haut de la chaire, il analysait l’œuvre du poète en se résignant au rôle très modeste d’interprète, il devenait artiste et créateur. Sa démonstration n’était alors ni physiologique, ni philosophique, ni spéculative, ni expérimentale ; elle était simplement artistique. Quand il expliquait le Roland furieux, ce n’était plus De Sanctis qui parlait ; on eût dit que l’Arioste en personne venait révéler le secret de sa composition ;.. le critique ne faisait plus qu’un avec le poète. On sentait bien que ce critique était tout pénétré de l’esthétique de Hegel ; cependant il ne parlait jamais comme un homme lié par un système. Son guide était l’art ; du système il n’était resté autre chose que la gesticulation, et cette gesticulation même paraissait combattre l’ensorcellement scolastique. Quand il parlait du contenant et du contenu, l’index de sa main gauche tournait autour de l’index de la main droite pour faire ensuite un brusque mouvement vers le conduit auditif, comme s’il eût voulu pénétrer par le tympan au cerveau. » On voit le geste et l’homme. Tel il fut au Polytechnicum de Zurich, tel à l’université de Naples, où, en quittant la politique et le pouvoir, il occupa modestement une chaire de littérature. En même temps, il publiait ses Essais et son Histoire littéraire[1] qui nous permettent de l’apprécier comme écrivain ; mais l’écrivain, malgré

  1. Saygi critici, quatrième édition, 1881. — Nuovi saggi critici, deuxième édition 1879. — Saggio critico sul Petrarca, deuxième édition, 1883. — La Scienza « la Vita (discours d’ouverture), 1872. — Storia della letteratura italiana (deux forts volumes), 1870. — Naples, Antonio Morano.