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en 1577. Shakspeare n’avait que onze ans en 1575 et ne devait s’illustrer qu’à la fin du siècle. Cervantes ne songeait pas encore à écrire ; en 1575, le 26 septembre, il fut capturé par les corsaires et « conduit en Alger. » La première partie de Don Quichotte ne vint au monde qu’en 1605. La première édition des Essais de Montaigne est de 1580. Enfin la Crusca, si malmenée par De Sanctis, qui lui attribue tout le mal, ne fut constituée en académie qu’en 1582 ; son autorité, bonne ou mauvaise, est postérieure à cette date. Il faut bien être un peu myope avec les presbytes; on nous pardonnera donc d’avoir regardé les choses de si près.

Cependant, si De Sanctis pèche, dans les détails, les grandes lignes sont justes, et il n’est pas superflu de remonter jusqu’au concile de Trente pour comprendre le Tasse et à Jérusalem. Ce poème tomba donc dans un monde, non plus poétique, mais critique. Le sentiment de l’art était épuisé; la spontanéité, l’inspiration, comprimées et dévoyées par le raisonnement. L’Arioste avait écrit sous la dictée de son cœur sans s’inquiéter d’autre chose; le Tasse, comme Dante, critique avant d’être poète, avait toute une école en face de lui. Il n’eut point affaire, comme l’Arioste, à son sujet seul, mais dut se préoccuper d’Horace et d’Aristote, de Virgile et d’Homère ; à dix-huit ans, il passait déjà pour une merveille d’érudition. Il écrivit son Rinaldo, et, comme il avait appris le simplex et l’unum, il visait à la simplicité de la composition, à l’unité de l’action et en demandait pardon au public. Mais le public, habitué aux larges et magnifiques proportions du Roland et de l’Amadis, trouva la chère un peu maigre et fit la grimace. Le Tasse alors laissa de côté le poème chevaleresque ou, comme on dirait, le roman et voulut donner à l’Italie ce poème héroïque que tout le monde cherchait. Il avait trois ou quatre sujets en vue et remit le choix au duc Alphonse, son mécène; enfin il commença la Jérusalem. Ce qu’il voulait faire, c’était un poème « régulier, » selon les règles. Le sujet répondait à l’esprit du temps par son caractère religieux et cosmopolite; on y pouvait introduire sans effort un héros de la maison d’Este et faire ainsi, comme l’Arioste, la cour au duc. Le Tasse s’imposa un souci infini des proportions et des distances pour conserver le simplex et l’unum. Il s’inquiéta beaucoup du vraisemblable, imagina une action sérieuse. autour de laquelle tout pût converger et fit du pieux Godefroi un protagoniste effectif, un vrai chef et roi à la mode moderne. Il supprima les chevaliers errans et tira l’intérêt, non de l’esprit d’aventure, mais de l’influence céleste et infernale, homériquement. Il humanisa le surnaturel en le rendant explicable et presque allégorique, comme une simple « extériorité » des instincts et des passions. Il ennoblit les caractères, supprimant le vulgaire, le grotesque et le comique, et sonnant