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toute nature sont en général d’un tiers inférieurs à ceux de notre pays, et, comme les fabricans ont à leur disposition à peu près les mêmes capitaux et le même outillage industriel que nous, on voit tout de suite quelle concurrence ils peuvent nous faire au dehors; ils nous la font même chez nous en nous apportant leurs produits tout manufacturés, qu’ils vendent moins cher que nous ne pourrions le faire. Enfin, ce qui est plus grave encore, c’est que, par suite de cette différence dans le taux des salaires, beaucoup d’ouvriers du dehors viennent en France, se font admettre dans nos ateliers et nos fabriques et consentent à travailler à meilleur marché que nos nationaux. Nous avons ainsi beaucoup d’italiens, d’Allemands, de Belges, etc. Chaque année, l’immigration augmente. D’après un tableau publié par M. le docteur Lagneau et communiqué à l’Académie des sciences morales[1], il y aurait plus d’un million d’étrangers en France, dont la plupart sont des ouvriers. Le nombre en a doublé depuis vingt ans. Pour peu que cela continue, l’industrie française sera en partie entre les mains des étrangers. Que faire contre cela? On ne peut pas songer à renvoyer les étrangers, pas plus qu’on ne doit refuser leurs produits. Cela serait contraire à tous les principes de liberté et amènerait des représailles fâcheuses. Voilà un effet de l’exagération du prix de la main-d’œuvre, et il est fort grave.

La deuxième chose curieuse qui résulte du livre de M. Lavollée, et celle-là est de l’ordre moral, c’est que la situation des ouvriers est relativement meilleure dans les pays où les salaires sont moins élevés. Ces ouvriers sont plus prévoyans, et leurs rapports avec les patrons sont établis sur un pied plus bienveillant. Il faut dire aussi, en ce qui concerne notre pays, qu’on a beaucoup abusé des grèves. Certainement le droit de coalition, même pour arriver à une grève, est un droit de légitime défense, et on a bien fait de l’accorder aux ouvriers; c’est une conséquence de la liberté dont ils jouissent, mais, dans la pratique, il faut s’en défier. La grève est une arme à deux tranchans qui blesse autant celui qui s’en sert que le patron contre lequel elle est dirigée; elle a presque toujours pour effet de favoriser l’introduction de l’ouvrier étranger ou de déplacer l’industrie. Si nos ouvriers pouvaient se rendre compte de ce qu’ils ont déjà perdu en faisant des grèves, ils seraient plus circonspects et moins pressés de recourir à ce moyen dans l’avenir.

Quoi qu’il en soit, cette élévation du prix de la main-d’œuvre, qui a eu de si fâcheux effets à Paris, en a exercé de semblables en province, la plupart des industries s’en ressentent, et s’il y en a une qui en souffre particulièrement et qui appelle aussi grandement

  1. Extrait de l’Annuaire statistique de la France.