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dépouiller. Les grandes et les petites affaires ne différent que par leur importance, la méthode pour les faire réussir est la même, les rubriques les plus simples sont souvent les plus efficaces, les ruses de paysan sont les meilleures. C’est précisément par la simplicité de ses moyens que M. de Bismarck a gagné tant de parties risquées. Les naïfs ne reconnaissaient pas Méphistophélès dans le jongleur de campagne ; les uns s’amusaient de lui, les autres haussaient les épaules ; ses compatriotes eux-mêmes ont mis bien du temps à le prendre au sérieux. On le traitait de burschikoser Junker, de hohler Renommist, de hobereau tapageur, de fier-à-bras, de marchand d’orviétan. Il était déjà ministre, et tel écrivain de talent et d’esprit le regardait encore comme « un gentilhomme campagnard dont les connaissances politiques ne s’élevaient pas au-dessus de ce qui est le bien commun de tous les hommes cultivés. » Il laissait dire, il avait une foi profonde dans l’insondable bêtise humaine, et tout le monde s’est pris à ses pièges, les plus habiles ont succombé à ses séductions, les plus forts se sont laissé mystifier par lui. L’énergie qu’il eût consacrée à forcer un cerf, il l’a dépensée à forcer des empereurs, et l’adresse qui lui eût servi à pêcher des brochets, il l’a employée à pêcher des provinces, des duchés, des villes libres, des royaumes.

D’un gentilhomme campagnard de la Marche qui a l’esprit des affaires, il ne faut pas attendre qu’il mette jamais du sentiment dans la politique, qu’il mêle des émotions, des attendrissemens à ses calculs, qu’il use de la victoire en grand seigneur, en bon prince, qu’il ait des égards pour ses victimes. Les paysans ne s’attendrissent jamais, et il est permis de croire qu’un hobereau prussien est le moins sentimental des hommes, le plus disposé à considérer la générosité chevaleresque comme une faiblesse indigne d’un baron qui se respecte. Le prince de Bismarck disait un jour à M. Busch : « Dans la petite chambre du tisserand de Donchery, où je demeurai près d’une heure assis en face de l’empereur Napoléon, j’éprouvai le même sentiment que quand j’étais au bal dans ma jeunesse et que j’avais engagé pour le cotillon une jeune fille à laquelle je ne savais que dire et que personne ne venait prendre pour faire un tour de valse avec elle. » Il disait à propos de cette même entrevue, et ce n’est pas M. Busch qui nous l’a redit : «Figurez-vous qu’il croyait à notre générosité ! » Il disait aussi en racontant son premier entretien avec Jules Favre : « Quand je lui parlai de la cession de Metz et de Strasbourg, il fit une grimace comme si j’avais plaisanté. J’aurais pu lui répondre par une petite histoire qui s’était passée à Berlin, il y a bien des années, chez le grand marchand de fourrures. Je voulais avoir une pelisse neuve, et le prix qu’il m’en demandait était trop fort pour moi. Je lui dis : « Vous plaisantez, cher monsieur. — Non, répliqua-t-il ; en affaires, je ne plaisante jamais. «  Ce qu’il est aujourd’hui, il l’a toujours été. Peu de temps après la révolution