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de mars 1848, un député démocrate avec qui il était en bons termes s’avisa de lui dire : « Monsieur le baron, vous êtes de tous les hommes de votre parti celui qui nous témoigne le plus de politesse. Nous voulons vous proposer un accord. Si nous devenons les maîtres, nous vous ménagerons, et dans le cas contraire, vous nous rendrez la pareille. » A quoi il répondit : «Si votre parti triomphe, mon petit d’Ester, ce ne sera plus pour moi la peine de vivre; si nous devenons les plus forts, nous vous pendrons, mais nous serons polis jusqu’au dernier échelon de la potence. »

Si la générosité ne peut être la vertu d’un politique qui est avant tout un grand homme d’affaires, il en a d’autres et de fort utiles. Le véritable homme d’affaires est supérieur aux petites vanités, qui souvent coûtent beaucoup et ne rapportent jamais rien. Il met son faste à n’en point avoir; il laisse aux autres l’étalage et la parade, et se réserve le solide. Il sait l’importance des petits détails, il ne les néglige jamais; ses comptes sont rigoureusement exacts, il n’admet pas qu’on lui fasse tort d’un centime. Ses projets, ses combinaisons l’occupent, le possèdent tout entier; les dissipations du monde, les questions domestiques, les joies ou les soucis de famille, rien ne le distrait de ses pensées, qui sont sa vraie famille. Il donne peu de temps aux plaisirs de l’esprit; s’il lit quelquefois Shakspeare, c’est que Shakspeare est de tous les poètes celui qui a vu le plus clair dans les dessous des choses humaines. Il n’y a pour l’homme d’affaires ni amis ni ennemis; il avait fait hier un marché, il est prêt à le rompre s’il s’en présente un meilleur, et les visages qui lui déplaisent lui deviennent agréables lorsqu’ils peuvent lui servir à quoi que ce soit; il estime que la vengeance n’est pas une idée politique. Si vive, si impétueuse que soit son humeur, il sait la maîtriser dès qu’il y va de ses intérêts, à qui il sacrifie tout, même ses emportemens, et ce violent étonnera l’univers par la longueur de ses patiences. Après le succès, il ne se laisse pas griser par la victoire, il se défie de ses prospérités, il compte avec la fortune et avec ses chances, il n’épuise pas son bonheur, il renonce aux entreprises quand elles ont un air d’aventures.

Cependant l’homme d’affaires qui gouverne un état a souvent un défaut ou une infirmité d’esprit qui lui joue de mauvais tours. Il est trop sujet à ne prendre au sérieux que les faits et les chiffres, à mépriser ce qui ne se laisse ni peser ni compter; il ne croit pas aux forces morales, à ces fluides impondérables qui n’exercent aucune action sur la balance la plus sensible, et qui influent si profondément sur nos destinées. M. de Bismarck a toujours pensé que César avait un droit d’obéissance sur les idées et les esprits, qu’il ne tenait qu’à lui de violenter les opinions, et, chaque année, il se retrouve aux prises avec son parlement. Il s’est imaginé aussi que la force et la