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d’état qui remontent le courant des opinions et bataillent contre leur siècle, c’est l’inquiétude qu’ils ressentent pour la durée de leur œuvre. M. de Bismarck ne peut se dissimuler qu’il a besoin de toute son autorité, de son prodigieux prestige pour empêcher l’Allemagne de s’abandonner à ses inclinations naturelles, pour la retenir sur la pente où elle glisse, et il se dit souvent : « Après moi, ce sera le gâchis. » Un autre que lui se serait appliqué à ménager les transitions, à préparer l’avènement du régime parlementaire, mais il n’entendait ni se soumettre ni se démettre. Pour conserver son œuvre, il lui faudrait un successeur fait à son image et doué de son génie. Comme le remarque très sensément M. Busch, ce serait un miracle, et il est difficile de croire aux miracles. Le chancelier n’a pas fait école; la seule qualité qu’il demande à ceux qui le servent est l’obéissance qui ne raisonne pas, et, pour employer son expression, « une discipline de sous-officiers. » — « Les diplomates allemands, dit M. Busch, sont, du premier au dernier, à cent piques au-dessous de leur chef; les libéraux, qui se flattent de recueillir son héritage, sont encore moins capables et n’ont aucune pratique des affaires. M. Virchow a donné à entendre que ses amis et lui se promettent d’arriver au pouvoir sous le futur règne et qu’alors la politique allemande, même la politique étrangère, prendra une autre tournure, que M. de Bismarck est un homme supérieur, mais qu’il représente une politique surannée, qui n’est plus de ce siècle. Nous serons condamnés ainsi, ajoute M. Busch, à passer par de cruelles expériences, et la machine se détraquera bien vite. Mais on aura le temps de faire beaucoup de sottises et un mal peut-être irréparable. »

Telles sont ses conclusions, et il avoue qu’elles ne sont pas réjouissantes. Mais à qui la faute? Il avait écrit ses premiers volumes pour prêcher l’humilité aux Français vaincus et leur ôter toute espérance de se relever jamais. Il a écrit les autres pour reprocher à l’Allemagne son esprit de révolte, le sot orgueil qui la rend indocile au joug, ingrate envers l’homme providentiel dont elle discute les volontés : « Qu’ils aillent se plonger dans la mare aux grenouilles tous ceux qui ont méconnu leur maître! s’écrie-t-il en finissant; voilà la morale de mon livre. » Touchés de ses vertes réprimandes, les Allemands se décideront-ils à répudier leurs chimères, à accepter pour toujours, les yeux fermés, le régime autoritaire, le socialisme d’état et le reste? Il est permis d’en douter, si éloquent que soit le prophète qui les tance, si redoutable que soit la grenouillère dont il les menace.


G. VALBERT.