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perd 30 millions, croit l’ordre de nature perverti et soupçonne que l’urne est changée.

Tarquin l’ancien, rebelle aux prétentions de l’augure Accius Nævius, osa, dit-on, le mettre au défi. Ce que je pense est-il possible? demanda le roi. L’augure accepta l’épreuve. « Tu peux donc couper cette pierre? » Nævius prit un rasoir et coupa le caillou. Avec une très louable impartialité, Condorcet a cherché la chance de vérité. Le point de départ de son calcul est le nombre des cailloux que, depuis l’invention des rasoirs, on n’a pas réussi à couper, et sans répondre du détail des chiffres, il évalue à 1/1000000 la probabilité de l’anecdote. Il est un peu naïf. Un caillou que l’on coupe comme un radis est un caillou miraculeux ou un faux caillou. La saine philosophie dont il se vante repousse tout miracle ; l’accord fait sous main entre Nævius et le roi sauverait la vraisemblance. Pour résoudre le problème, au lieu de compter des cailloux, il faut comparer, si on le connaît, le nombre des princes capables d’imposture à celui des augures complaisans et des historiens sans critique.

Le hasard, à tout jeu, corrige ses caprices. Les irrégularités même ont leur loi.

Supposons qu’à un jeu de pur hasard, une série de parties ait été jouée. Précisons, pour plus de clarté : le jeu est pile ou face ; la série, de cent parties. Pour chacune, on marque la différence entre le nombre des gains et le nombre normal cinquante. Si l’on a gagné quarante-quatre ou cinquante-six fois, on marque 6 dans les deux cas. Chaque série, de cette manière, se trouve caractérisée par un nombre que nous appellerons l’écart ; supposons obtenus un million d’écarts. Le hasard décide leur grandeur, comme si l’on puisait un million de fois dans un sac contenant des boules de loto. La différence est grande cependant : tandis que toutes les boules sortiront également, ou peu s’en faut, les petits écarts seront les plus nombreux. Chacun se présentera, à la longue, un nombre de fois proportionnel à la probabilité que l’on peut calculer; la régularité des résultats peut recevoir une forme apparente et visible. Marquez sur une ligne droite, à distances égales et petites, les chiffres 0,1,2, 3... représentant les écarts possibles. Par chacun de ces points élevons une hauteur égale au nombre de fois que l’écart s’est produit ; les extrémités de ces lignes feront paraître une courbe, toujours de même forme ; le sommet correspond au point zéro ; l’abaissement, à partir de ce point, très lent d’abord, s’accroît suivant une loi prévue par le calcul. Si quelques irrégularités déparent le dessin, doublez, décuplez le nombre des épreuves, l’exactitude des prédictions est à peine croyable.

Les grands nombres régularisent tout. La moyenne de tous les