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tout est bien changé. Beethoven est aussi connu, aussi applaudi en France qu’en Allemagne, et l’on a enfin rendu Justice au plus grand musicien français. Ce progrès considérable a sa raison évidente : il est dû à ces grands concerts du dimanche après-midi qui, depuis plus de vingt ans, ont fait l’éducation du public parisien. Déjà l’exemple rayonne en province. Lyon, Marseille, Bordeaux, Clermont, Nantes, Angers, une série d’autres cités ont fondé des concerts populaires. Il n’y aura bientôt plus, en France, de ville importante qui ne se donne le plaisir d’entendre tous les hivers les chefs-d’œuvre classiques.

Il y a là comme une institution nouvelle qui vaut la peine d’être étudiée. Elle a déjà produit une transformation complète du goût musical et nous prépare, dans un avenir prochain, une régénération du sens esthétique dans les couches profondes de la société. Ce que le Conservatoire ne pouvait pas faire : populariser la grande musique classique, les concerts populaires l’ont accompli avec une rapidité surprenante. Nous sommes loin de médire de la Société des concerts. Quiconque a pénétré dans cette salle de choix d’une acoustique merveilleuse, où chaque son s’harmonise avec l’ensemble et vibre avec sa valeur, où chaque exécutant est un artiste de premier ordre, a goûté un plaisir exquis et unique. Très diverse est l’impression que nous donne un de ces grands concerts populaires, au Cirque d’Hiver par exemple. L’acoustique est inférieure, l’exécution moins parfaite; mais ce cirque immense, peuplé de quatre à cinq mille personnes, a quelque chose de grandiose qui fait penser au théâtre antique. Ce public est naïf et sincère ; ses mouvemens d’enthousiasme ou de réprobation sont bruyans et spontanés. On sent passer là sur sa tête la grosse vague de l’émotion populaire dont on n’avait là-bas que le remous canalisé. Tous les rangs de la société sont représentés dans cette foule. Au parterre, on a souvent vu l’élite des juges et des délicats. C’est là que ce malheureux et grand Berlioz vint, dans la dernière année de sa vie, écouter son septuor des Troyens. Presque mourant, on le vit sangloter sous un tonnerre d’applaudissemens, tardif hommage du grand public français. Sur les gradins s’étagent, se mêlent toutes les classes ; aux troisièmes galeries, l’étudiant du quartier Latin coudoie l’ouvrier. Et tout ce monde pressé, attentif ouvre son oreille au premier coup d’archet de l’orchestre comme à une révélation délicieuse.

Si nous comparons l’atmosphère morale qu’on respire dans ces concerts à celle de la plupart de nos théâtres, nous la trouverons infiniment plus pure et plus élevée. Chacun de nous avouera que ce qui nous amène dans ceux-ci est surtout un besoin fiévreux de