Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/812

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aurait en voyant une jeune fille charmante changée tout à coup en courtisane impudique. C’est l’amant furieux qui traîne son idéal déchu au sabbat et le bafoue. Le supplicié devient bourreau à son tour. Un rugissement de joie accueille cette apparition ; elle se mêle à l’orgie diabolique. Alors la cloche du supplice, la danse du sabbat et le Dies iræ s’unissent dans une ronde tourbillonnante, où l’enfer déchaîné hurle et parodie le ciel. Dans cette œuvre le charmant et le beau se heurtent au grotesque, sans arrivera produire les sublime. Elle nous laisse sous une impression profondément discordante. Mais le tableau est puissant ; on y sent la griffe d’un maître. L’art qui mène à l’harmonie est bien supérieur à celui qui conclut par une dissonance. Mais lorsqu’un artiste peint une maladie de l’âme avec cette vigueur de touche, il faut s’incliner. Jamais le cauchemar de l’amour malheureux n’a été rendu avec cette énergie.

La symphonie de Roméo et Juliette, éclose « sous ce chaud soleil d’amour qu’alluma Shakspeare, » nous transporte dans une sphère plus élevée. Dans les œuvres de Berlioz, il n’en est pas de plus inspirée. Cette riche floraison mélodique semble vraiment couvée par l’ardent soleil, complice de tant de passions et fécondateur de tant de cerveaux d’artistes et de poètes. On y respire la volupté des nuits qu’embaume la fleur d’oranger et que peuplent des myriades de lucioles. Enfin, elle est comme traversée d’un bout à l’autre par un génie flamboyant, par « cet amour prompt comme la pensée, brûlant comme la lave, impérieux, irrésistible, immense, et pur et beau comme le sourire des anges » qu’ont invoqué tous les poètes, mais qui n’est connu que des âmes très passionnées et très conscientes. Nous n’analyserons pas ce chef-d’œuvre. Il est des choses qu’il faut goûter en silence pour les comprendre et les honorer. Rappelons seulement ces deux merveilles intitulées : Tristesse de Roméo et Fête chez Capulet. D’abord, l’amour seul en face de lui-même qui essaie de se mesurer et n’arrive pas à toucher son propre fond ; et puis, ce même amour perdu au milieu d’une fête étourdissante : le contraste de l’âme et du monde. Berlioz a donné à ce morceau un coloris riche, fou et cependant harmonieux sous le scintillement instrumental qui lui est propre. Dans ce bal masqué la soie ruisselle, les bijoux reluisent, les yeux ironiques chatoient derrière les loups de satin bleu et rose, les conversations bruissent, les rires éclatent dans une folie carnavalesque. Par un trait de génie, au plus fort de la fête, le compositeur a ramené en fortissimo avec les cuivres le motif suave de la tristesse de Roméo, comme si la joie de la foule lui donnait soudain une acuité terrible. Avez-vous remarqué à côté d’elle ce gémissement chromatique des contrebasses