Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/869

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de manière à darder des feux changeans. Ces yeux étranges, ardens et sombres, s’allongent en forme d’amande aux momens de douceur et s’arrondissent comme ceux de l’aigle sous l’impression de la colère ou de la surprise ; ils rayonnent d’une intensité de vie extraordinaire, révélant la force combinée de cent générations de mages. En effet, Abdul-Hafiz-ben-Isâk, communément appelé en affaires, car il est marchand à Delhi, Mr Isaacs, a vu le jour en Perse, quoiqu’il porte avec aisance des habits qui semblent sortir de chez le plus élégant tailleur de Londres et qu’il parle un anglais admirablement correct. Aucun des sujets anglo-indiens ne lui est étranger, Griggs a le temps de s’en apercevoir durant l’interminable dîner, vers la fin duquel la glace se trouve rompue si bien, que Mr Isaacs invite sa nouvelle connaissance à venir le soir fumer chez lui.

Il faut voir comme il a su transformer en diminutif du palais d’Aladin un banal appartement d’hôtel ! Les murs, le plafond scintillent d’or et de pierreries, les moindres encoignures recèlent des armes étincelantes, des idoles incrustées de diamans, des narghilés d’un travail exquis, des coupes de jade et de métaux précieux, des morceaux d’orfèvrerie de toute sorte. Ce déploiement n’a rien de trop extraordinaire, puisque les millions que possède Isaacs ont été gagnés dans le commerce des pierreries et autres objets de grande valeur intrinsèque, mais l’effet n’en est pas moins féerique. Les lampes octogonales, nourries d’huile aromatique, répandent une lumière doucement tamisée sur un divan bas, aux coussins de soie. Les brûle-parfums envoient leur fumée bleue autour des tapis où repose, sans pantoufles, Isaacs penché sur un manuscrit arabe. Cet Eldorado est bien le cadre qu’il faut à la personnalité d’un descendant dégénéré de Zoroastre, mahométan de religion.

Il n’est pas rare que l’on rencontre dans l’Inde des hommes de toutes provenances asiatiques qui vendent et achètent des pierreries jusqu’à s’enrichir énormément dans ce commerce, mais Griggs n’en avait jamais vu auparavant qui s’exprimassent comme s’ils avaient fait leurs études à Oxford. Mr Isaacs lui donne la clé de cette énigme. Sa vie a été, par la force des circonstances, celle d’un aventurier, ce qui ne l’empêche pas d’avoir su conserver, au milieu d’étranges vicissitudes, un caractère honoré, une réputation sans tache. Ailleurs encore que dans les Mille et une Nuits de jeunes Persans sont enlevés par des marchands d’esclaves et transportés en Turquie, comme le fut Isaacs vers l’âge de douze ans ; mais le sort de ces malheureux enfans, vendus pour leur beauté, est généralement misérable. Grâce à sa bonne étoile (hâtons-nous de dire que cet esprit cultivé croit cependant à l’intervention des astres