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préfère, en paiement d’une dette que le maharajah compterait acquitter de cette façon, assurer la vie et la liberté du terrible ennemi des Anglais, Shere-Ali, mais ces affaires-là le regardent seul. Il les traite haut la main avec le vieux roi de Baithopoor, un de ces despotes à demi déchus, qui tremblent toujours d’être mis à contribution par les Anglais et d’encourir le sort du roi d’Oude, sans réfléchir que si on leur laisse leurs états, c’est que le sol en produit plus de roses que de rubis. Le maharajah doit beaucoup d’argent à Isaacs ; celui-ci, par égard pour la partie musulmane de la population, a empêché ses sujets de mourir de faim dans la dernière famine. Maintenant, il exige qu’en guise d’intérêts son débiteur lui livre l’émir fugitif Shere-Ali, qui, disparu en 1879, après sa défaite, est venu chercher asile à la cour de Baithopoor, où, depuis lors, on le retient captif. Les Anglais paieraient cher pour avoir cet homme, et si le maharajah ne le leur vend pas, c’est qu’il craint d’être interrogé d’une façon compromettante sur les motifs qui l’ont conduit d’abord à le cacher. Isaacs le sait bien, et hardiment menace l’Indien de le dénoncer comme traître s’il refuse. Il y a des scènes superbes entre le vieux tigre édenté, perfide, cruel, prêt à tous les crimes, mais réduit à l’impuissance, et ce marchand aux allures de prince, abordant avec lui d’égal à égal une question qui implique une somme colossale sortie de sa poche, une accusation possible de haute trahison et les destinées, en somme, de l’Afghanistan. Isaacs, durant cette transaction, grandit à nos yeux de telle sorte, il se pose si bien en leader, en conducteur d’hommes, qu’aucune prétention de sa part ne paraît exorbitante et que la fascination qu’il exerce sur miss Westonhaugh, ignorante d’ailleurs de ce grand rôle, est désormais justifiée.

Avec un art infini, M. Crawford a effacé les distances qui séparaient d’abord les deux amans. Leur mariage se décide pendant une chasse au tigre, qui est, — pour nous servir de l’expression acceptée aujourd’hui, — le don du livre, un chef-d’œuvre en son genre, car elle échappe absolument au reproche de redite ou de banalité, ne rappelle rien de ce qui a été écrit auparavant sur ce sujet et encadre admirablement des amours insolites, tout à coup transportées hors du monde civilisé.

A la prière de sa nièce, qui veut absolument avoir assisté une fois à ces expéditions, auxquelles il n’est pas rare d’ailleurs que les dames se joignent, M. Ghyrkins, grand chasseur, et qui a fait ses preuves dans les hécatombes de tigres dont le Népaul fut le théâtre en 1861, consent à passer une quinzaine de jours dans les jungles du Teraï. La fièvre l’effraie un peu, car la saison des pluies vient de finir, et sous ce rapport, on court quelques risques, mais la belle amazone s’entête, supplie, il faut bien lui céder. Ils partent six, un receveur des revenus publics, M. Ghyrkins, un fonctionnaire