Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/885

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

porteurs[1] avaient été renvoyés de l’autre côté de la vallée, et nous ne craignions rien des chacals, ayant jeté dans le précipice le reste de notre repas. En fait d’armes, j’avais un bon revolver et un bâton solide; Isaacs, un revolver et un couteau turc; Ram Lal ne portait, pour sa part, qu’une baguette longue et légère.

L’effet du clair de lune était d’une étrangeté sauvage à mesure que nous descendions la montagne par des sentiers qui n’avaient rien de lisse. Nous découvrions de temps à autre l’étendue de la plaine, quitte à retrouver ensuite la nuit derrière les grès, où nous butions sur les pierres roulantes le long d’un tracé de sable incommode, incliné sous un angle de quarante-cinq degrés. En grimpant toujours, en sautant, en jurant dans un nombre considérable de langues, — nous parlions vingt-sept langues entre nous trois, par parenthèse, — nous touchâmes enfin une surface ferme, et tout redevint facile jusqu’à certaine plate-forme rocheuse à l’angle du chemin. Nous venions d’émerger là en plein clair de lune, quand Ram Lal, qui marchait devant et semblait connaître les êtres, leva la main pour nous imposer silence. Isaacs et moi, nous nous agenouillâmes au bord du précipice, et nos regards, en plongeant à deux cents pieds de profondeur, virent attachés sur l’herbe, qui servait de litière à la pente escarpée, un piquet de chevaux. Nous les entendions paître à belles dents ; nous distinguions l’accoutrement bariolé des hommes en turbans étendus çà et là. Une figure, enveloppée de quelque vêtement lourd, était assise au milieu du camp, et fumait. Debout, à ses côtés, nous reconnûmes, aux ornemens qui brillaient sur sa personne, le capitaine de la bande. Celui qui fumait ne pouvait être autre que Shere-Ali. Avec de grandes précautions, nous achevâmes de descendre le lacet escarpé, nous retournant chaque fois que nous en avions l’occasion pour regarder les hommes au-dessous de nous. Quand nous eûmes atteint la plaine, à un quart de mille environ du camp, Ram Lal me renouvela ses instructions : «Dès que le capitaine touchera Isaacs, saisissez-le, renversez-le. Si vous n’en pouvez venir à bout sans cela, il faudra le tuer, peu importe comment, — un coup de pistolet sous le bras. C’est une question de vie ou de mort. »

All right !

Et nous avançâmes hardiment sur le gazon, qu’illuminait la lune presque immédiatement au-dessus de nous : il était minuit.

J’avoue que ce spectacle m’émotionnait un peu : les masses géantes des montagnes, les vastes étendues de l’éther mystérieux à travers lequel les neiges scintillaient d’un éclat fantastique, le bruit

  1. Lorsque les défilés de la montagne sont impraticables pour les chevaux, on sert du dooly, litière basse, suspendue à un bambou que portent des coolies.