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c’est tout le champ de notre planète, qui va soudain s’étendre et reculer ses horizons, comme. la scène d’un théâtre quand la toile, de fond se relève, ouvrant des perspectives inattendues. Reportons nos âmes aux dernières années du XVe siècle ; situons nos esprits, autant qu’il est possible, dans l’atmosphère d’alors. Voici devant nous une mappemonde : faisons ce que le soleil faisait seul en ce temps (on le croyait du moins) ; tournons autour.


I

C’est la mappemonde de Martin Béhaïm, le précieux globe de cuivre, revêtu de vélin, qu’on voit à Nuremberg, dans le trésor de la ville. Par une coïncidence ironique, c’est en 1492 que le célèbre géographe fixe sur ce vélin la forme du monde ; son compas trace un hémisphère vide : pauvre savant ! Rien ne l’avertit qu’à cette heure un continent émerge de ce vide. Le globe de Martin Béhaïm, ce n’est encore que la parodie du globe de Dieu ; n’étaient les récentes découvertes des Portugais, qui ont allongé l’Afrique, les traces vagues de Marco Polo, qui ont élargi l’Asie, ce globe ne différerait guère de celui qu’eût pu dresser Ptolémée. Et d’abord, la terre est-elle une sphère ? Le géographe allemand le croit ; c’est une opinion à lui. D’autres la représentent comme un carré plat ; les plus orthodoxes lui supposent la figure d’un tabernacle. Les régions qui apparaissent en lignes certaines se sont à peine étendues depuis Hérodote ; elles sont limitées au nord par la côte de Norvège, au sud par l’Atlas, à l’occident par les colonnes d’Hercule, à l’orient par cette église flanquée de tours qui marque le saint tombeau sur les cartes du temps. Au-delà, ce sont en Afrique les états fabuleux du Prêtre Jean, en Asie les états fabuleux du Grand Khan, le Cathay, le royaume des épices, et la lointaine Cipango, qui sert de base aux antipodes, si tant est que la terre soit ronde. Beaucoup tiennent avec Homère que le fleuve Océan fait une ceinture aux trois continens soudés entre eux : ceinture de ténèbres et d’erreurs, à jamais infranchissable aux hommes. Ils sont enfermés dans ce cercle d’épouvantes comme les enfans dans une chambre obscure, tremblans à l’idée d’en sortir. Longtemps les Portugais, n’ont pas osé dépasser le cap Noun, arrêtés par de folles terreurs, par l’idée qu’au-delà, il n’y avait que le vide. Aussi bien qu’irait-on chercher dans l’abîme, à travers les brumes de l’Océan occidental, les glaces boréales et la fournaise australe ? Évidemment tous les fils d’Adam habitent la terre connue, le sang du Christ n’a coulé que pour elle. Et la terre étant bornée, le ciel l’est aussi ; il n’a d’autres étoiles que celles relevées depuis des milliers d’années par les pâtres de Chaldée.