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L’imagination est prisonnière de toute antiquité dans ces limites de l’espace qui sont devenues les limites de la pensée ; il n’y a qu’un problème pratique : trouver des routes sûres, par l’Arabie ou par le sud de l’Afrique, pour gagner les Indes et trafiquer au pays des épices.

Cependant, vers la fin du siècle, l’âme de ce vieux monde se trouble et souffre d’étranges tentations. Une idée nouvelle germe lentement, faisant sourire les uns et songer les autres, dans les comptoirs des marchands, dans les cabinets des géomètres, dans les entretiens des pilotes, sous les mâts oisifs qui dorment en rade. Comme toute idée nouvelle, comme tout ce qui naît de l’homme, celle-ci est fille d’un besoin matériel et d’une passion morale. Le besoin matériel est celui de trouver la richesse sur des routes neuves, les anciennes s’étant brusquement fermées. Depuis un demi-siècle, l’invasion de l’islam à l’orient de l’Europe et sur les côtes d’Asie-Mineure a obstrué les vieilles voies commerciales ; les Turcs ont saisi les ports qui servaient de points d’échange entre les caravanes de l’Orient et les vaisseaux de la Méditerranée. Venise, Gênes, Barcelone, les maîtresses de la mer intérieure et les entrepôts du monde, voient leurs galères immobilisées. D’autre part, les Portugais, les gens de l’Océan, gagnent les Indes par l’Afrique et menacent de concentrer dans leurs mains tout le négoce oriental. Que vont devenir ces trafiquans, ces marins entreprenans d’Italie et d’Espagne, repoussés de l’Archipel, devancés sur la côte africaine, étouffant dans la Méditerranée, certains de leur ruine s’ils ne découvrent pas une issue à leur activité ? C’est la lutte pour la vie, pour l’or et pour le pain. Voilà le mobile d’intérêt qui soulève l’idée nouvelle : où est l’aile qui l’emportera, la passion morale ?

Celle qui palpite dans la chrétienté depuis quatre siècles, la passion du Christ, la fièvre des croisades. On croit que la grande pensée du moyen âge est morte ; elle n’a fait que se transformer ; elle lance sur l’Océan les caravelles de Colomb, comme elle guidait les galères de saint Louis sur la mer d’Egypte. Le Génois illuminé a mûri son idée durant vingt ans ; ni lui ni son conseiller Toscanelli n’ont jamais soupçonné l’existence d’un nouveau continent ; ils croient seulement qu’en marchant à l’occident on peut atteindre l’Asie, convertir les peuples du Grand-Khan, trouver chez eux les trésors nécessaires pour armer la croisade, peut-être prendre les musulmans à revers. En 1480, Colomb a vu arriver à Cordoue deux religieux de Jérusalem, apportant le message du Soudan qui menaçait de détruire le saint tombeau ; de ce jour il a fait vœu de consacrer le bénéfice de ses découvertes à la délivrance du sépulcre, et ce vœu le tourmente jusqu’à la mort. Il voulait aller aux Indes : l’Amérique se lève en travers de sa route. Dès lors,