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vérités abstraites ; ils les laissaient échapper et ne retenaient que les signes nouveaux ; comme à tous les peuples qui changent de culte, il fallait leur rendre la transition insensible, modifier l’objet de leur idolâtrie avant d’en déraciner le principe. Sans doute les Espagnols n’avaient pas prémédité tout cela, ils ne s’inquiétaient guère de ménager la lente évolution du cerveau humain, quand ils remplaçaient la statue de Quetzalcoatl par celle de saint Jacques ; mais la sagesse de Dieu, qui passe celle des hommes, avait prémédité pour eux.

À ce moment, alors que se noue le drame des races et des dieux, le récit de Bernal prend toute l’ampleur et le mouvement d’un chant d’épopée ; il nous montre tour à tour Cortez haranguant ses bandes sur le rivage de la mer, Montézuma en proie aux angoisses dans son palais de Mexico, les puissances célestes et les démons engagés dans le choc des deux mondes. Ce sont les situations de l’Iliade, développées avec les mêmes moyens merveilleux, avec la même croyance robuste : voici la flotte et les camps argiens, voilà les murs de Troie et la douleur de Priam, le ciel intéressé à la lutte, les divinités protectrices ou hostiles atteintes par les péripéties. Déjà, à Tabasco, un cavalier, monté sur un cheval gris truité, a combattu devant les Espagnols, « et il se pourrait que, comme le dit Gomara, ce fût le glorieux apôtre Monsieur saint Jacques ou Monsieur saint Pierre, et que moi, pécheur, je n’aie point été digne de le voir. » — À Cempoalla, comme Cortez enjoint à ses alliés de briser les idoles et de mettre à leur place la Madone, le peuple se révolte, prend les armes, entoure les Espagnols ; les caciques déclarent qu’il ne leur convient point d’abandonner ces dieux qui leur donnent la santé, de bonnes semailles, et tout ce dont ils ont besoin. « Alors Cortez parla, nous recordant de saintes et bonnes doctrines. Comment, disait-il, pourrions-nous rien faire de bon, si nous ne défendions l’honneur de Dieu, en abolissant les sacrifices que ces gens font à leurs idoles ? Il nous recommanda de nous tenir prêts à la bataille, au cas qu’ils voudraient nous empêcher d’abattre leurs dieux, qui à tout prix, même au coût de notre vie, devaient en ce jour rouler sur le sol. » — Au moment d’en venir aux mains, les pauvres Indiens hésitent, terrifiés par les canons et les chevaux des Teules, — ils appelaient ainsi les Espagnols, d’un mot qui signifiait dans leur langue : les immortels. — « Les caciques tremblans dirent qu’ils n’étaient point dignes de s’approcher de leurs dieux, et que si nous les voulions renverser, ce ne serait point de leur consentement, mais que nous étions libres de les abattre nous-mêmes et de faire à notre volonté. À peine eurent-ils dit que nous montâmes, au nombre d’environ cinquante soldats et précipitâmes les idoles, qui roulèrent en morceaux, lesquelles étaient en forme de dragons