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et tigres qu’il tenait dans des maisons de bois, comme je le conterai plus avant, à son temps et lieu. »

Malgré ces funèbres perspectives, les Espagnols brûlent d’entrer dans la ville du mirage, la Venise américaine qui rit devant eux sur son lac. L’entreprise était malaisée ; l’ancienne Mexico, bâtie tout entière sur la lagune, ne communiquait avec la terre ferme que par trois chaussées courant sur de longues digues ; ces chaussées étaient coupées de place en place par des canaux et des ponts-levis ; une fois engagée sur les digues, la colonne risquait d’être séparée et surprise dans une série de traquenards où la cavalerie ne serait d’aucun service. En supposant l’accueil le plus favorable, que deviendrait cette poignée de soldats perdue au cœur d’une capitale qui comptait alors, d’après les évaluations les plus modérées, au moins 300,000 habitans ? C’était de quoi réfléchir ; mais si les Espagnols avaient réfléchi, Diaz ne nous raconterait pas cette série de prodiges. Plus la prouesse était folle, plus elle les sollicitait. Ils se rapprochaient chaque jour du but, négociant, pratiquant les voisins mécontens, établissant dans les places les garnisons de leurs alliés. Cependant Montézuma, désireux de les écarter, peu soucieux de livrer bataille, leur dépêchait ambassade sur ambassade, faiblissait et se résignait peu à peu à recevoir ces terribles hôtes. Ils arrivèrent à Iztapalapa, un faubourg de la capitale, au bord du lac. Écoutez le cri de surprise, le cri de liesse de ces hommes : le monde réel leur donne la vision des féeries imaginées dans les romans fabuleux des âges précédens. « Lorsque nous vîmes tant de cités et de bourgs bâtis dans l’eau, et, sur la terre ferme, d’autres grandes villes, et cette chaussée si bien nivelée qui allait tout droit à Mexico, nous restâmes ébahis d’admiration. Nous disions que cela ressemblait aux demeures enchantées décrites dans le livre d’Amadis, à cause des grandes tours, des temples et des édifices bâtis dans l’eau, tous de chaux et de pierre. Quelques-uns même de nos soldats demandaient si cette vision n’était pas un rêve. Il n’y a pas à s’ébahir de la forme de mon discours, car il faut considérer que je ne sais comment décrire ces choses qui n’avaient jamais été ni vues, ni ouïes, ni même rêvées et que nous vîmes de nos yeux. » — Diaz s’extasie sur les palais où on les logea, les salles boisées de cèdre, ornées de tapisseries et de peintures, les jardins de fleurs et de fruits, coupés d’étangs où circulent les barques, les volières d’oiseaux rares : « Je répète que je restai à regarder tout cela, convaincu qu’on n’avait jamais découvert dans le monde de si nobles terres (car en ce temps il n’y avait pas de Pérou et il n’en était même pas question…) Aujourd’hui, toute cette ville est par terre, ruinée, et il n’en reste rien debout. »