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origine, l’homme puise une force pareille à celle qui soutenait Cortez, le fils d’Europe, au milieu des multitudes indiennes ; tout ce que son imagination rêve peut être réalisé, tout ce que son cœur désire peut être atteint. Pour cela, il ne faut que vivre, comme vivaient ces gens du XVIe siècle, c’est-à-dire vouloir, essayer, risquer. Nous éprouvons de plus en plus une invincible timidité à vivre, l’analyse maladive empoisonne les sources de l’action. Singulier conseil, et bien inutile, ce semble, à donner aux hommes : vivre ! Pourtant, c’est celui qu’il faut répéter aux enfans, quand nous les assemblons pour leur communiquer le dernier mot de notre sagesse : « Vivez, vivez à plein cœur ; ce jeu ne va pas sans dangers, sans erreurs, sans souffrances ; mais tout est moins funeste que la peur de la vie, le sombre mal des siècles de décadence. »

Me voici de nouveau bien loin de Bernal Diaz ; j’en demande pardon au lecteur et à mon professeur de rhétorique, qui m’apprit jadis à ne pas m’écarter de mon sujet. Diaz vécut fort longtemps, lui, et il n’y eut certes pas de sa faute : en terminant sa chronique, un quart de siècle après la conquête, il fait le compte des cent dix-neuf batailles d’où il réchappa et le dénombrement de ses compagnons tombés dans ces batailles. De la première armée de Cortez, il restait cinq survivans, « pauvres, âgés, infirmes, chargés d’enfans et de petits-enfans, qui attendaient d’eux des secours qu’ils n’étaient guère en état de leur donner, — finissant leur carrière comme ils l’avaient commencée, dans les tribulations et les soucis. » — Nommé régidor perpétuel à Santiago de Guatemala, notre chroniqueur se reposait de ses fatigues dans un jardin d’orangers dont il était très fier, car il n’y en avait pas un second dans tout le Mexique. Lors de sa première descente et de son premier combat à Champoton, Bernal avait mangé des oranges emportées de Cuba et semé les pépins sur le sol ; des orangers avaient poussé, l’aventurier les retrouvait de temps en temps grandis, quand le hasard des expéditions le ramenait à Champoton ; devenu vieux, il les transplanta dans sa commanderie de Guatemala ; c’était à peu près tout ce qu’il avait gagné à ses dures campagnes. À l’ombre de ces arbres, souvenirs de la jeunesse et de la patrie, content d’avoir vaillamment servi son Dieu, son roi et son capitaine Cortez, l’honnête soldat vieillissait obscurément ; ses mains dévouées n’avaient quitté l’épée que pour prendre la plume et remémorer les anciennes prouesses de ses compagnons, les conquérans de la Nouvelle-Espagne ; on ignore à quelle époque, en quel lieu, Bernal Diaz descendit dormir auprès d’eux dans la paix de la terre conquise.

Eugène-Melchior de Vogüé.