Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/207

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’attention par sa santé de fer, que n’avait pas semblé promettre sa malingre jeunesse. Il y montra aussi ce froid mépris du danger qui le distingue et une disposition marquée à porter dans la vie des camps certaines préoccupations d’outre-tombe, qui lui font voir quelque chose au-dessus du bonheur et de la gloire. On lit dans une des lettres qu’il écrivit de Crimée : « Lord Raglan vient de mourir usé par les fatigues. Il est universellement regretté, et sa bonté l’en rendait digne. Son existence a été entièrement consacrée au service de son pays. J’espère qu’il est mort préparé, mais je ne le sais pas. » Il était plus rassuré sur le compte du capitaine Craigie, emporté par un éclat d’obus i « Le capitaine est mort par ce qu’on appelle le hasard. Je suis heureux de pouvoir dire qu’il était un homme sérieux. » Il estimait déjà que la vie est bien peu de chose, que l’essentiel est d’être sérieux et de mourir préparé.

Quand Sébastopol eut été pris, on employa le jeune lieutenant au règlement des nouvelles frontières en Bessarabie et en Arménie. Peu après son retour en Angleterre, il fut nommé instructeur, et, en 1859, il passa capitaine. Il avait alors vingt-six ans. En 1860, son pays était en guerre avec la Chine ; il entra à Pékin avec l’armée anglo-française. La paix signée, il se trouva que l’empire céleste avait d’autres ennemis sur les bras ; c’étaient les Taï-Pings, ces dangereux rebelles, ces féroces pillards qui, combattus mollement et encouragés par leurs succès, venaient de s’emparer de Nanking. Le gouvernement impérial était aux abois. Deux Américains imaginèrent de lui venir en aide en créant une armée à laquelle ils donnèrent le beau nom de « l’armée toujours victorieuse, » et qui, conduite par eux, ne marcha pas de victoire en victoire, Gordon, avec l’autorisation de ses supérieurs, en prend le commandement ; il soumet à une sévère discipline ce ramas étrange de mercenaires, recrutés dans l’écume du vieux et du Nouveau-Monde. Il livre à leur tête trente-trois combats ou assauts en moins de deux années, et ses coups d’audace étonnent l’Europe comme la Chine. Un de ses biographes nous apprend qu’en allant au feu, il n’avait d’autre arme que la badine qu’il balançait dans sa main et qu’on avait surnommée sa baguette magique[1]. Le voyant cheminer au milieu d’une grêle de balles dont pas une ne l’atteignait, ses soldats le croyaient invulnérable et protégé par un charme. Pourtant le charme fut rompu. Pour la première fois, il fut blessé à la jambe au malheureux siège de Kientang. Mais on vit alors quelque chose de plus digne d’admiration qu’un homme invulnérable : c’était un blessé qui, incapable de remuer et couché sur le dos, continuait de donner tranquillement ses ordres et de communiquer son indomptable courage à tout ce qui l’entourait. Cependant son bonheur ordinaire l’avait

  1. Chinese Gordon, a succinct Record of his life, by Archibald Forbes. Londres, 1884.