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« Le grondement du tonnerre, la palpitation des étoiles, l’éternité,.. on sait ce que cela veut dire ! » En 1830, l’amour était l’aîné des dieux ; en 1884, c’est le cadet de nos soucis. Pas plus que le bâtard Antony ne peut apitoyer les camarades de Jacques Vignot et de Bernard, Antony frénétique d’amour ne peut échauffer les Cygneroi et les Boisgommeux : voilà pourquoi de la scène à la salle toute contagion de sentimens est impossible et pourquoi, l’autre soir, nul courant de sympathie n’a fait vibrer l’Odéon. Au moins, est-ce une explication plausible et que plusieurs ont donnée pour juste, et que tous, en leur for intérieur, se sont proposée : le Dieu qui sonde les reins et les cœurs ne sait-il pas que ce public est trop appauvri de passions pour ressentir les beautés de cet ouvrage ?

Cependant, pauvre moi qui faisais partie de ce public, rentré à la maison, j’ai pris Antony et je l’ai relu : et, tout familier que je sois de Jacques Vignot et de Bernard, tout Boisgommeux et Cygneroi que je doive être, étant né sous les étoiles conjointes de MM. Meilhac et Halévy et Dumas fils, j’ai acquis ou plutôt recouvré la certitude qu’Antony est l’un des plus beaux drames de passion qui soient dans le théâtre universel, un des plus clairement destinés pour durer en portant le signe d’une époque, un des plus humains et des plus émouvans, — même pour moi, spectateur à peine respectueux tout à l’heure et presque ironique ! J’ai suivi, livre en main, ce duo d’amour, de la première à la dernière note, sans défaillance de sympathie ; j’ai ressenti les sentimens du héros et de l’héroïne, et j’ai connu qu’ils étaient vrais. Dieu soit loué ! ce ne sont pas des poupées, mais des personnes humaines, et nous-mêmes sommes encore des hommes ; ce n’est pas de la peinture de genre, mais de la grande peinture, et nous ne sommes pas impuissans à l’admirer !

La raison de cette métamorphose ? La voici en deux mots : le caractère d’Antony, qui appartient au personnage, est hors du naturel et dans le goût de 1830, comme le langage par lequel il s’exprime, comme le style de toute l’œuvre, comme les costumes des comédiens ; la passion d’Antony, qui appartient à l’auteur, est humaine et vraie, d’une vérité qui ne passe pas. L’essence du drame, qui est cette passion, garde pour nous sa force quand nous la savourons toute pure par une perception directe de l’esprit : ainsi fais-je, rentré chez moi. Au théâtre, une multitude d’accidens, à savoir les costumes, le style, le caractère même du héros, — car ce caractère n’est ici rien davantage, — font tort au principal : une coiffure, une manchette, une culotte, une invective, toutes également démodées, — assez éloignées de nous déjà pour que nous en remarquions la différence aux nôtres et pas encore assez pour que nous prenions là-dessus notre parti une fois pour toutes, — une boucle d’escarpin, une tirade entre deux blasphèmes attirent notre esprit et l’amusent ; tandis que les yeux sont fixés sur tel ou tel détail