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1855, par conséquent quelques semaines seulement avant sa mort. Il avait lu de moi, dans la Revue, un essai sur l’Exil de la jeune Irlande, et quelques traits de cet essai lui ayant suggéré l’idée que j’avais le tour d’esprit voulu pour parler de lui, il m’écrivit le plus courtois des billets pour me convier à une entrevue à laquelle je me rendis, comme on peut croire, avec empressement. Je le trouvai seul, étendu dans son lit, à demi habillé, et tenant toute droite devant lui une longue main de papier dont il avait rempli la première page au crayon, d’une écriture singulièrement nette et ferme, où il eût été impossible de découvrir la moindre défaillance et le moindre tremblement de la main. Je mentionne ce détail parce qu’il se rapporte de la manière la plus directe à l’impression que j’emportai de ma visite. Tout, chez Heine, était à l’avenant de cette écriture : l’intelligence, la parole, le corps même. La maladie l’avait vaincu et terrassé, non enlaidi et sénilisé, et si les traces de cruelles souffrances n’étaient chez lui que trop visibles, il était impossible, en revanche, d’y surprendre une marque sérieuse de décrépitude. Il parla pendant deux heures avec la plus éloquente abondance, et, en l’écoutant, il me semblait lire comme le brouillon non corrigé de quelqu’une de ses étincelantes fantaisies. Seulement, comme cette cascade d’éloquence s’écoulait en s’accompagnant des âpres sons d’une prononciation germanique des plus accentuées, je ne pus m’empêcher de songer à ces grenouilles d’Aristophane qui encadrent leurs chants si divinement lyriques du Brekeke ! coax ! coax ! de leurs marécages stygiens. Cette prononciation si marquée, dont le long séjour de Paris n’avait pu le défaire, était la seule défectuosité que l’on remarquât dans Heine : encore cette défectuosité était-elle une grâce bizarre non sans rapport avec le tour particulier de son humour et la couleur ordinaire de ses pensées, car n’était-ce pas avec cet accent germanique qu’il avait naguère chanté les louanges des dieux grecs et annoncé à ses contemporains l’équivoque bonne nouvelle d’une religion du plaisir où l’âme se relèverait des tristesses et la chair des anathèmes dont le christianisme les avait accablées ?

Il me dit sur nombre de sujets une foule de choses intéressantes ou amusantes, et le souvenir de quelques-unes m’est encore très présent. Sur l’Allemagne, de laquelle il me parla longuement, je dois dire que cette prescience de poète divinateur des choses futures, dont il avait donné tant de fois des preuves si merveilleuses, s’est trouvée complètement en défaut. Aveuglé par le souvenir des temps où il avait vécu, il n’avait aucun soupçon que la transformation de l’Allemagne pût s’opérer par d’autres voies que révolutionnaires ou parlementaires. Or comme ces voies avaient échoué en 1849, il ne gardait plus aucune espérance, et l’avenir de