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d’ophidiens subalternes fuyaient bien vite, mais non cependant sans lui avoir fait plus d’une morsure cruelle ou salissante. Les ophidiens n’en eurent pas moins leur revanche, et il vint un jour où le pauvre python paralysé fut impuissant à s’en défendre ; alors il les entendit lâchement se trémousser d’aise de sa faiblesse, et, supplice horrible entre tous, il les entendit siffler les repentirs de son cœur et l’accuser d’avoir apostasié la cause sacrée des serpens. Oui, « jusque dans la tombe, les serpens rampèrent après lui. »

La dernière strophe de cette pièce de Lamotte-Fouqué à Heine est tout à fait à remarquer : « Oh ! garde, garde précieusement ton cœur ! ce cœur que Dieu aime sans mesure, et auquel il murmure doucement : Je te réconcilierai ! Le serpent, c’est le larron ancien, mais ton Dieu, c’est le roi éternel. » J’ai dit que sa naissance juive était la seule circonstance défavorable que Heine ait rencontrée à ses débuts. Par ce qui se passe encore aujourd’hui en Allemagne on peut juger de l’état de l’opinion à l’égard des juifs en cette lointaine année 1823, où le latitudinarisme social ne s’était pas développé comme il l’a fait de nos jours. En bas, l’aversion populaire était encore dans toute sa force ; n’était-ce pas de la veille que la canaille de Francfort s’était ruée sur les maisons des juifs à ce cri de Hep ! hep ! dont George Eliot s’est souvenu pour en faire le titre d’une de ses apologies d’Israël ? Quant aux sentimens qui régnaient en plus haut lieu, une lettre de Heine, écrite de Lunebourg, où sa famille s’était retirée, nous le dit de la manière la plus piquante : « Je vis ici tout à fait seul, je ne vois absolument personne, parce que mes parens se sont retirés de toute société. Les juifs sont ici, comme partout, d’insupportables et sales brocanteurs ; les chrétiens de la classe moyenne des gens peu récréatifs, avec un rare méchant vouloir pour les juifs ; la classe supérieure de même, à un degré plus rare encore. Notre petit chien dans la rue est flairé et maltraité d’une façon toute particulière par les chiens chrétiens, qui ont évidemment horreur des chiens juifs. Ainsi je n’ai fait connaissance encore qu’avec les arbres, qui se montrent de nouveau dans leur parure verte, et me rappellent les jours d’autrefois, et murmurent à mon souvenir de vieux chants oubliés et me disposent à la tristesse. » Dans sa jolie ballade de Dona Clara, transformation poétique d’une aventure qui lui était arrivée à peu près à cette époque, il a mis en relief de la manière la plus mordante la répugnance de l’aristocratie pour les juifs. Dona Clara, la fille de l’alcade, dans les veines de laquelle coule un sang bleu où n’est jamais entré une goutte de sang maure ou juif, se promène dans le jardin de son père rêvant à un certain chevalier inconnu dont l’image ne peut sortir de sa pensée, et voilà qu’à ce moment même le chevalier se présente devant elle ; il est arrivé tout juste à point pour