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en dépit de l’exubérance de vie qui s’y remarque ou peut-être à cause de cette exubérance même, un principe morbide en activité, et ne prenez pas ces mots dans un sens moral, prenez-les dans l’acception la plus brutalement physique. Il est aujourd’hui certain pour nous que cette terrible maladie dont nous avons décrit les ravages en commençant ces pages n’a été que la dernière phase d’un mal profond que Heine a traîné toute sa vie et dont les germes apparaissent dès l’adolescence. J’interrogeais un jour, sur la date précise de cette névrose, le peintre Chenavard, qui avait beaucoup vu Heine tant chez Rossini que chez Mme Jaubert, dont ils étaient l’un et l’autre les hôtes assidus : « Mais, à vrai dire, me répondit-il, du plus loin que je me rappelle, je n’ai jamais connu Heine sans quelque mal : c’était la tête, c’étaient les yeux, les reins, les jambes. » La correspondance de Heine, publiée depuis cette conversation, atteste l’exactitude du témoignage de Chenavard. Aussi loin qu’on remonte dans cette correspondance, qui commence en 1820, époque où Heine avait à peine vingt ans, on l’entend se plaindre du déplorable état de sa santé, et ce ne sont pas des malaises passagers, ce sont de longues crises qui durent des mois, quelquefois des saisons entières, le rendant incapable de tout travail suivi et changeant à tout instant ses combinaisons d’avenir. Au commencement de 1821, lorsqu’il fut exilé de l’université de Goettingue pour provocation en duel, il fut sursis pendant plusieurs jours au décret universitaire parce qu’il était trop faible pour quitter la chambre. Il n’y a pas, pour ainsi dire, une seule de ses lettres de jeunesse où ne se rencontre quelque phrase comme celle-ci, que j’extrais d’une lettre de 1823 à son ami Wohlwill : « Je veux ajouter ici quelques lignes, malgré les douleurs dont je souffre et qui, comme du plomb bouillant, ruissellent dans ma tête et me prédisposent à l’amertume la plus cuisante et la plus hostile. » Plusieurs fois les médecins le soumirent à un régime rigoureux, et c’est un fait curieux à constater que la moitié au moins de ses œuvres sont nées d’une nécessité de traitement. L’occasion première des Reisebilder est née d’un voyage à pied dans le Hartz, entrepris par ordonnance médicale, et les Poèmes de la mer sont sortis des saisons de bains de mer qu’il n’a jamais manqué de faire chaque année à Norderney, à Héligoland, en Angleterre, à Lucques ; plus tard, en Normandie, en Bretagne, en Provence. L’agitation maladive enfin qui se remarque chez les personnes prédisposées aux névroses se révèle dans cette funeste fréquence des songes dont ses sommeils étaient troublés. Tout lecteur de Heine a pu constater l’abondance de rêves que renferment ses poésies et ses fantaisies, abondance telle qu’elle va jusqu’à la monotonie ; mais ces rêves n’étaient