Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manifestent dans des conditions différentes de temps et de lieu, ce qui permet d’aller saisir, sous la variété infinie des formes, certaines lois permanentes qui sont les lois mêmes de l’esprit humain.

On n’arrive point par cette méthode à des prévisions certaines, parce que l’histoire ne se répète pas. Tandis que la fatalité règne partout en dehors de l’humanité, celle-ci porte dans son sein un principe, la liberté, qui, si faible qu’elle soit, empêche cependant de prévoir toutes les conséquences que produiront les faits dans le drame dont l’homme est l’acteur parfois inconscient. L’histoire ne peut donc annoncer quel sera le jour de demain, mais elle est le dépôt de l’expérience universelle ; elle invite la politique à y prendre des leçons, et elle montre le lien qui rattache le présent au passé, le châtiment à la faute.

Cette justice de l’histoire n’est pas toujours celle de la raison, elle épargne parfois le coupable et saute des générations ; mais jamais les peuples n’y échappent. Pour ceux-ci, sagesse et grandeur, impéritie et décadence sont les termes d’une équation dont l’historien doit dégager l’inconnue en découvrant les causes qui ont amené les chutes ou les prospérités.

Il est toutefois pour cette étude une condition essentielle, c’est de ne pas oublier le peu de place qu’une génération occupe dans la durée. Les anomalies qui nous choquent, si nous regardons de près, c’est-à-dire mal, disparaissent lorsque nous considérons l’ensemble, et alors se vérifie la loi que nous venons d’énoncer. La nature a le plus absolu dédain pour l’individu et la sollicitude la plus prévoyante pour l’espèce. On trouve dans l’histoire quelque chose de cette loi mystérieuse. Que d’héritiers innocens, individus ou sociétés, ont payé la rançon d’aïeux coupables !

Considérée ainsi, l’histoire devient le grand livre des expiations et des récompenses ; de sorte qu’en montrant aux peuples le lien étroit de solidarité qui unit le passé et l’avenir, elle peut leur rappeler la parole biblique : « Faites le bien ou le mal et vous serez récompensé ou puni dans votre postérité jusqu’à la septième génération. »

Cette doctrine de la responsabilité historique n’est pas nouvelle ; Polybe la connaissait. Nous pourrions le prendre pour un contemporain, malgré les vingt siècles qui nous séparent de lui, car il est des nôtres par sa curiosité savante, par le besoin qu’il éprouve de se rendre compte de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il entend. Il l’est encore par la moralité de ses récits. Ce païen portait dans sa conscience « le témoin et l’accusateur formidable » qu’il aurait voulu que tout homme trouvât dans la sienne : aussi n’avait-il pas besoin des dieux du vulgaire. Il les a chassés de l’histoire, comme