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citoyens qui n’avaient point de garanties à offrir à l’état, en laissant derrière eux, dans la cité, un bien quelconque, furent exclus des rangs. Ceux qui, sans être riches, n’étaient pas absolument pauvres, eurent des armes plus légères, une armure moins coûteuse, mais aussi moins défensive, et un service d’ordre inférieur, où il n’y avait point d’honneur à gagner. Cette constitution ne déplaçait donc pas le pouvoir, car le sol, unique richesse en ce temps-là, était surtout aux mains des patriciens, et l’assemblée nouvelle ne pouvait commettre de témérités, contenue qu’elle était par des prescriptions législatives et de vieux usages que la religion avait consacrés. S’agissait-il d’une résolution à prendre, le magistrat parlait le dernier : c’était la défense arrivant après l’attaque et l’affaiblissant. Pour le vote, les seniores, beaucoup moins nombreux que les juniores, avaient le même nombre de voix, de sorte que la sagesse tempérait l’inexpérience. Dans les élections, le président de l’assemblée n’admettait de suffrages que sur les noms des candidats qu’il avait présentés et dont l’élection avait été jugée, par les sénateurs, utile à l’état, par les augures, agréable aux dieux. Si les votes tournaient mal, quelque présage funeste survenait ; au besoin, Jupiter tonnait ; du moins les pontifes avaient vu l’éclair ou entendu la foudre. Enfin, lorsque l’élu déplaisait aux grands, l’assemblée patricienne des curies avait le droit de lui refuser l’imperium, c’est-à-dire les pouvoirs nécessaires pour l’exercice de sa charge. L’élection était, au fond, une cooptatio que l’assemblée ratifiait.

Par les lois de Servius, Rome fut marquée d’un signe indélébile. Jusqu’à la dernière heure de l’empire, elle fera, pour l’exercice du pouvoir, la part de la noblesse, mais aussi et surtout celle de la fortune. Même quand les plébéiens auront tout envahi, sa constitution conservera un caractère aristocratique qui lui permettra de mettre la prudence dans les desseins, la persévérance dans l’action. Avec ces qualités, un gouvernement fait de grandes choses, et le sénat en a fait.

Quelque nombreuses que fussent les restrictions mises à la liberté, telle que nous l’entendons, la constitution dite de Servius atteignit son but : les deux peuples n’en firent plus qu’un divisé en deux ordres, les patriciens et les plébéiens, les riches et les pauvres. Elle était même libérale, puisque, si l’on ne peut changer d’origine, on peut changer de fortune, et qu’en acquérant le cens nécessaire, on montait dans les classes supérieures. C’est le premier symptôme de cette sagesse qui donna place dans l’état d’abord aux plébéiens, ensuite aux alliés, plus tard aux provinciaux, même aux affranchis. L’édit de Caracalla accordant le droit de cité à tous les habitans de l’empire ne sera que l’achèvement d’une politique commencée huit siècles auparavant.