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culture superficielle du français qui n’est que l’ignorance universelle. Qu’a-t-il donc fait depuis dix ans qu’il a quitté la faculté de droit ? Il a parlé. M. Gambetta n’a pas eu à choisir sa vocation, de fortuites circonstances ne la lui ont pas dictée, elle s’est imposée à lui comme s’impose à l’homme tout ce qu’il apporte en naissant. M. Gambetta n’avait pas seulement le goût de la parole ; il en avait le besoin, il en avait la nécessité. Il était né pour parler ainsi que d’autres pour penser.

M. Gambetta a donc parlé depuis dix ans, broyant et triturant, dans les réunions du quartier Latin, tous les problèmes sociaux et politiques avec l’audace et la sécurité de l’incompétence. Que, dans ces assemblées improvisées, où, depuis tant d’années, il discourt plusieurs heures par jour, il ait faussé les lois, les traditions, la politique, l’histoire ; qu’il ait mêlé les paradoxes aux principes, les sophismes à la raison, l’erreur à la vérité ; qu’il ait souvent parlé avant d’avoir pensé, nous n’y contredirons pas. Mais on doit convenir que M. Gambetta ne s’est pas inutilement livré pendant dix ans, dans un milieu aussi intelligent et vif, aussi raisonneur et avide de disputes que le quartier des Écoles, à une pareille escrime : il en sortit armé pour les combats de la parole. Que lui aurait d’ailleurs servi de travailler, d’étudier, d’apprendre, de méditer ? L’étude l’aurait rendu circonspect, et la témérité est la première vertu de l’orateur populaire ; le savoir lui eût inspiré des doutes sur lui-même, et la confiance en soi est la seconde qualité du tribun ; le travail prolongé lui aurait communiqué la lenteur des solitaires, et l’impétuosité seule réussit à soulever les foules ; l’effort de la méditation aurait donné de la pesanteur à sa parole, et il fallait que les accens en fussent vigoureusement frappés ; une culture trop étendue lui eût inspiré le dédain de la polémique oratoire, où il faut mettre son plaisir quand on veut y trouver le succès. Mais, en revanche, il sait engager et dégager de mauvaises raisons avec assez d’adresse et d’habileté pour qu’elles éblouissent un instant ; il sait opposer à un solide argument une parade brillante et rapide qui empêche l’auditoire d’en sentir la valeur ; il sait lancer ses ripostes avec assez de vivacité, de promptitude, de sûreté pour prévenir les retours de l’adversaire. Il a compris ce que peuvent mécaniquement sur les hommes le retentissement de la voix, la force du geste, l’imposante hauteur d’une attitude. Qu’on le transporte dans une assemblée populaire excitée par l’attente d’une révolution, ou sur quelque place publique, quand la foule enivrée attend le signal de l’émeute, il sera un Cléon rugissant. Il connaît aussi, pour avoir pratiqué la sophistique, l’utilité des finesses captieuses, des subtilités bien tendues, des tours habilement enlacés, quand la