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finesse, la subtilité et le tour sont relevés par une étincelante saillie, de plaisans caprices, un savoureux esprit. Sophiste, tribun, escrimeur, athlète, mais parfaitement ignorant, tel est M. Gambetta lorsque, dans le Paris bouillonnant du mois de novembre 1868, éclate soudain le procès Delescluze.

Il ne plaide pas. Il pousse un cri redoublé. Ce cri, grossi par la presse dans un pays où la presse décerne avec une égale tranquillité la gloire et le ridicule, devient un coup de tonnerre. Le nom de Gambetta est répété, acclamé, consacré. Le voilà candidat, député, demain puissance, comme a dit Villemain parlant de Mirabeau. C’est le moment de sonder la pensée politique de cet homme que la parole a d’un seul coup porté si haut.

Chez nous, les opinions viennent rarement de la naissance. Parmi toutes les causes qui contribuent à les former, les circonstances ont certainement le plus de part. Le tempérament ne suffit pas à décider des enrôlemens politiques. L’intérêt peut y aider. La réflexion est ce qui pèse le moins dans le choix d’un drapeau. Avant le procès Delescluze, M. Gambetta avait une ambition déjà fixe, mais de vagues tendances, et point d’opinion. On a dit qu’il avait sollicité d’un garde des sceaux l’honneur d’entrer dans la magistrature impériale ; nous ne le lui reprocherions pas. On a dit, — et c’est M. Darimon, — qu’il avait applaudi à la conversion de M. Emile Ollivier et qu’il avait été sur le point de s’engager à sa suite ; il n’y aurait là rien d’étonnant. Mais nous n’avons nul besoin de ces faits pour connaître l’état d’esprit de M. Gambetta à la fin de 1868. Il n’avait pas à cette époque et il ne pouvait pas avoir d’opinion. Sa naissance ne lui en avait fait aucune. Son tempérament ne l’entraînait pas nécessairement vers la révolution, car, en un temps de luttes violentes, sa parole fougueuse aurait, dans tout parti, débordé librement. Sa situation de parvenu ne lui interdisait pas plus l’accès de l’empire que l’accès de la monarchie ; dans un pays, en effet, où les distinctions et les inégalités sociales ne reposent plus sur la naissance, les partis s’empressent d’ouvrir leurs rangs à quiconque leur apporte la force de l’intelligence, du caractère, ou simplement de la passion. Ses réflexions personnelles auraient pu, il est vrai, lui suggérer une opinion, mais il n’avait pas encore réfléchi. L’exercice oratoire et sophistique qui l’avait jusqu’alors absorbé, très propre à faire de lui le parleur dont nous connaîtrons plus tard la puissance, aurait été mortel à l’esprit d’un penseur. Comment une semblable gymnastique, qui eût arrêté dans son évolution une intelligence naturellement méditative, aurait-elle éveillé la réflexion dans un esprit qui n’avait qu’à un faible degré les aptitudes du méditatif ? Aussi est-il exact d’affirmer qu’en 1868, M. Gambetta