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avait moins pensé que parlé. La devise curieuse de l’expérimentateur Magendie : « Je n’ai pas de cerveau, » lui aurait convenu admirablement.

En 1868, M. Gambetta attendait donc que les événemens, les circonstances, le hasard, lui vinssent donner une opinion à soutenir ou au moins une tâche à remplir. Il n’était pas le seul qui fût alors dans cette incertitude. Qu’ils étaient nombreux, au déclin de l’empire, les Gambetta dont la gêne ou l’ambition attendaient un procès de presse ! L’espèce n’en est pas épuisée. Jamais peut-être, depuis l’antiquité, l’école des rhéteurs et des sophistes ne fut plus fréquentée que de nos jours. Il y a dans Paris des réunions où de jeunes hommes s’exercent, avec la même ardeur que les Romains de la décadence, dans l’art de soutenir toutes les causes. Lorsque, dans cet apprentissage desséchant pour les caractères et les âmes, ils ont perdu toutes leurs illusions sur les hommes, et lorsqu’ils ont acquis la plus sereine indifférence sur les opinions, ils sont mûrs pour la vie politique. Le père de Mirabeau s’effrayait, au dernier siècle, de l’invasion de l’écritoire. L’espèce des rhéteurs nous réserverait bien d’autres maux. Dieu veuille nous garder de l’éclosion de tous ces Gracques !

Les circonstances et le choix de Delescluze décidèrent de l’avenir de M. Gambetta. Delescluze était un révolutionnaire violent, aigri par de longues souffrances. Il ne perdait pas son temps, comme les philosophes du dernier siècle, à construire de chimériques systèmes ; il déployait toute son activité contre un état social qu’il accusait de ses propres maux, et dans la destruction duquel il trouverait un premier soulagement aux rancunes dont son âme était pleine. Delescluze ne combattait pas seulement pour une révolution politique ; il rêvait, sans aucun dessein de reconstruction, une révolution sociale. Il avait contre la république de février les mêmes injures à venger que contre l’empire de décembre, et n’acceptait pas plus la république parlementaire de M. Jules Favre que l’empire libéral annoncé. « Je cherche un homme, » aimait-il à répéter. C’était pour renverser. S’il avait eu le pouvoir de le faire surgir des temps révolutionnaires, il eût préféré Danton à tous les autres ; à défaut de Danton, il se serait contenté d’un des agitateurs de ce siècle, Ledru-Rollin. Celui qu’il rencontra avait certainement la parole aussi puissante et plus variée que celle de Danton ; nous saurons bientôt s’il en avait la brutale énergie.

Entre M. Gambetta et Delescluze l’accord fut vite conclu : le premier cherchait un rôle plutôt qu’une opinion ; le second cherchait un acteur, à défaut d’un croyant. Arrêtons-nous un court instant au procès Delescluze. Il y avait deux manières de le plaider.