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dissimulait pas que son plan d’attaque, plus hardi, ne s’exécuterait pas sans de grandes pertes, mais il comptait sur l’élan de ses troupes, leur impatience d’en finir, de quitter un campement épuisé pour trouver à Lima le terme de leurs fatigues, les jouissances et le butin de la victoire. Lima leur apparaissait comme la ville promise. Dans le camp, on ne parlait que de ses grandes richesses, de son luxe, de ses palais.

Depuis des mois, ces bataillons, recrutés, pour la plupart, parmi les postes-frontières de l’Araucanie, habitués à des luttes sanglantes contre des ennemis pauvres, parcouraient à marches forcées les déserts du sud du Pérou, ou bien entassés à bord des navires, abordaient sur des plages arides où tout faisait défaut. Aujourd’hui devant eux se déroulaient les riches plaines du Rimac, les bois d’orangers, les villas élégantes, les belles cultures, et enfin Lima, la ville de Pizarro, l’antique cité des Incas, où demain peut-être ils entreraient en maîtres et assouviraient avec leurs colères tous leurs appétits brutaux surexcités par des mois de privations et d’impatientes convoitises. Si près du terme, ils comptaient pour rien le danger et n’aspiraient qu’à engager la lutte suprême.

Le 12 janvier 1881, à midi, le général Baquedano passa une dernière fois la revue de ses troupes : « Vos longues fatigues sont sur le point de finir, leur dit-il. Depuis deux ans, astreints à la rude discipline des camps, vous avez soutenu la lutte, supporté les privations, les marches pénibles où la soif vous torturait. Endurcis à la fatigue, vous êtes prêts pour la victoire… Vous voici sous les murs de la capitale du Pérou. A vous de frapper le dernier coup. Soldats victorieux de Pisagua, de Tarapaca, d’Angeles, d’Arica, de Tacna, en avant ! .. Derrière ces tranchées, vous trouverez la victoire et le repos, et là-bas, au Chili, la gloire et les acclamations de vos compatriotes vous attendent… Demain, à l’aube, vous aborderez l’ennemi. Vous arborerez votre drapeau sur ses tranchées conquises, vous marcherez sous les ordres de votre général en chef, fier de vous et qui envoie à la patrie absente le salut du triomphe en répétant avec vous : « Vive le Chili ! »

A la même heure, à Lima, on se berçait des plus étranges illusions. Le bruit courait que l’armée chilienne découragée, insurgée contre ; ses chefs impuissans à l’entraîner à l’attaque des lignes de Chorrillos, se débandait et s’emparait des vaisseaux pour retourner au Chili. On citait l’opinion d’un officier étranger qui, après avoir parcouru les lignes de défense, déclarait que, pour s’emparer de Lima, il faudrait au moins quatre-vingt mille hommes des meilleures troupes européennes. On affirmait enfin que deux divisions chiliennes, en pleine retraite, se dirigeaient vers le sud. Lima, en fête,