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Frédéric, et surtout n’avait pas la bonhomie de le croire esclave de sa parole. S’il se prêta, et même avec un certain empressement, à l’exécution de ces ordres, ce fut moins dans l’espoir de se faire écouter que pour mettre son royal interlocuteur en quelque sorte au pied du mur, et par le ton de la réponse qui lui serait faite, obtenir au moins quelque indice des desseins qu’on mettait tant de soin à lui cacher.

Plus Frédéric, en effet, approchait du moment où sa résolution allait éclater, plus il s’appliquait et même réussissait à la dissimuler. C’est le propre des natures ardentes et actives que, tandis que l’hésitation, même quand elle est commandée par la prudence, leur pèse et les irrite, toute décision, fût-elle périlleuse, quand elle est une fois prise, les calme soudainement. Aussi ce même prince qu’on avait vu la veille impatient, nerveux, s’échappant en paroles inconvenantes, était devenu tout à coup tranquille, libre d’esprit et presque gai ; on ne lisait sur son visage qu’un air de sérénité et même d’indifférence imperturbable. Un poète grec, dit l’historien Droysen, a dit de Jupiter « que son bras pourrait tout remuer au ciel et sur la terre sans que le souffle de sa respiration fût même précipité. Tel apparaissait le roi, calme, serein, en pleine liberté d’humeur... Ce fut à Berlin, pendant tout l’hiver, fête après fête : il y eut, pour l’ouverture de la nouvelle Académie des sciences, une séance brillante dans les salles du château, puis des courses en traîneau, des mascarades et des bals ; le jeune roi se montra partout et semblait ne vivre que pour le plaisir. A l’Opéra, ce fut la première représentation de Caton d’Utique, puis un ballet où dansa l’enchanteresse Barberina ; dans les réunions intimes, c’étaient des concerts de flûtes où le roi faisait sa partie. » En réalité, on aurait dit que ces échos du plaisir l’empêchaient d’entendre le bruit des armes qui retentissait en Europe. Quelqu’un ayant laissé percer devant lui la pensée que Rottenbourg pouvait bien avoir quelque chose à faire à Paris : « Me prend-on pour un sot, dit-il, d’employer un pareil homme pour une affaire sérieuse? » Et afin de mieux détourner les soupçons, il ne cessait de poursuivre Valori en public de ses railleries grossières. Ainsi, à la nouvelle du combat incertain qui avait eu lieu sur mer, en vue de Toulon, contre l’escadre anglaise commandée par l’amiral Mathews : « Eh bien, mon ami, lui dit-il, je vous prenais pour des f...-Mathieu; il paraît que c’est Mathieu qui vous a f...[1]. »

Ce ne fut pas par une plaisanterie aussi crue, mais par une ironie qui n’était guère moins piquante que Frédéric se tira de l’embarras

  1. Droysen, t. II, — Hyndford à Carteret, 3 février, 31 mars, 7 avril 1744. (Correspondance de Prusse. — Record Office.)