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dans la confidence des vrais desseins de son maître) en conçut une véritable terreur. Après l’avoir rédigée et mise au net, il invita le secrétaire particulier Eichel, qui devait présenter la pièce à la signature royale, de dire, s’il osait, quelque chose à cet égard. Eichel fit en effet quelques observations, à voix basse, sur les conséquences possibles, et peut-être immédiates, d’un congé si brusquement donné à l’agent d’une si grande puissance. Frédéric réfléchit un instant, puis mit le papier dans sa poche et ordonna seulement qu’on priât Hyndford de l’excuser si, partant pour faire une cure aux eaux de Pyrmont, il n’avait pas le temps de lui faire réponse avant son retour. Très irrité du procédé, mais n’osant pourtant pas réclamer tout haut, le roi d’Angleterre se borna, dans la première audience qu’il dut accorder au ministre de Prusse à Londres, à lui tourner brusquement le dos : « Si le roi d’Angleterre vous tourne le dos, lui écrivit sur-le-champ Frédéric, j’en pense faire autant et pis à Hyndford ; vous n’avez qu’à dire, pour manière d’acquit, à Carteret, que ces hauteurs britanniques ne seront pas semées en terre ingrate[1]. »

Si le trouble du cabinet anglais était assez grand pour le décider à courir au-devant et même à prendre son parti en douceur d’un traitement si dédaigneux, on juge ce que devaient sentir ses faibles alliés, habitués à marcher derrière lui et à compter sur son appui pour leur défense. A La Haye, c’était une alarme voisine de l’épouvante : un roi de France, un nouveau Louis, en armes dans les Pays-Bas, frappant à la porte de la Hollande, et le trône protestant ébranlé en Angleterre, c’était toute l’œuvre du grand Guillaume détruite. On était reporté d’un coup à quatre-vingts ans en arrière, aux jours où le roi-soleil accablait la faible république de sa formidable puissance. La situation même pouvait passer pour plus grave encore qu’en 1672, car, dans cette année critique, la Hollande n’avait eu à songer qu’à sa propre défense ; aujourd’hui elle était de plus obligée, par un traité plusieurs fois renouvelé depuis la paix d’Utrecht, à fournir un contingent aux garnisons d’un certain nombre des places fortes des Pays-Bas appartenant à l’Autriche, qui, en revanche, s’était engagée à ne jamais en faire cession à la France. Ce traité portait, dans la langue diplomatique du temps, le nom de traité de la Barrière, parce que ces garnisons mixtes formaient comme une sorte de rempart, élevé à frais communs, pour défendre, à défaut de frontières naturelles, les plaines flamandes contre l’ambition française. Cette précaution, dont la Hollande avait bénéficié plusieurs fois depuis quarante années, tournait cette fois contre

  1. Eichel à Podewils, 19 mai. — Frédéric à Andrié, 29 mai 1744. — (Pol. Corr., t, III, p. 145, 158.)