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que j’ai entendu moi-même dire à plusieurs grenadiers lorsque j’étais à Verviers. Le roi passant, ils dirent : « S. D., nous ferons de la besogne avec ce b....-là! Il n’a qu’à nous mener. » Le roi m’a alors demandé de vos nouvelles, comment vous vous portiez et ce que vous faisiez. Je lui ai dit que vous vous portiez bien et qu’il me paraissait que vous étiez en panne ; sur quoi il me dit : « Est-ce qu’il y a toujours une cabale contre lui? JN est-il pas bien avec le roi? » Je lui dis que vous étiez tout au mieux et bien aussi avec tous les intimes. « Pourquoi donc n’a-t-il pas, dit-il, le commandement de l’armée du Rhin? car que veut-on faire de M. de Coigny? » Je lui répondis que j’avais lieu de croire qu’on vous y désirait, mais qu’on avait des égards pour M. de Coigny. « Voilà des égards bien mal placés. » Je lui répondis : « Votre Majesté pourrait les faire cesser. — De tout mon cœur, répondit-il[1]. »

En réalité, Frédéric n’avait pas attendu le conseil de Mortagne pour donner à Rottenbourg l’ordre de mettre tout en œuvre afin de rapprocher Belle-Isle des régions du pouvoir et de lui faire attribuer le commandement de l’armée du Rhin; c’était, en d’autres termes, chercher à se procurer à lui-même le lieutenant qu’il désirait. Rottenbourg, rapidement passé maître en fait d’intrigues de cour et connaissant tous les êtres du palais, n’eut garde d’aller frapper à la porte du cabinet royal, où il aurait risqué de rencontrer quelque successeur ou quelque rival de Belle-Isle. Il trouva plus simple et plus sûr de faire entrer à sa suite le protégé de son maître dans le boudoir de la favorite, et ses lettres nous montrent avec quelle adresse et quelle assiduité il s’y appliquait.

Dès le 26 avril, il écrivait à Belle-Isle lui-même en le consultant sur un des points du traité : « Le jour où j’ai vu notre duchesse, j’ai été une bonne heure avec elle; nous avons beaucoup parlé de vous, et il m’a paru qu’elle s’intéresse à ce qui nous regarde et connaît bien votre mérite. » Et, deux jours après : « La duchesse m’a parlé de vous; j’ai été une heure avec elle et vous êtes dans son esprit on ne peut mieux. » Enfin le 23 mai : « Le roi mon maître m’a envoyé une lettre pour Mme la duchesse notre amie ; il lui a écrit que j’avais à lui parler : elle m’a prié de venir la voir demain. Vous sentez bien, monsieur, que nous parlerons un peu de vous. Je lui demanderai son avis, et si elle trouve convenable que je dise au roi combien Sa Majesté désirerait, pour la cause commune et le bien de la chose en général, vous voir à la tête de l’armée qui doit agir en Allemagne. » Malgré ces assurances, il est douteux que cet habile homme eût eu l’art de dissiper complètement

  1. Mortagne à Belle-Isle, 7, 11 juin 1744. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)