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capitaine assez mal servi par ses troupes, se laissa prendre au dépourvu, perdit la tête, et au lieu de résister pour garder ses positions jusqu’à l’arrivée de Coigny qui lui en envoya l’ordre à plusieurs reprises, se mit précipitamment en retraite. Les Autrichiens avancèrent alors sans obstacle par cette route de Wissembourg et de Woerth, dont tous les postes nous sont aujourd’hui si douloureusement connus. Coigny, craignant d’être coupé de l’Alsace, se porta à leur rencontre ; mais tout ce qu’il put faire, ce fut de se frayer lui-même la route jusqu’à Haguenau, laissant derrière lui, sans défense, les gorges des Vosges. C’était l’entrée de la Lorraine, terre natale et patrimoine héréditaire des aïeux du prince Charles, qui, s’y croyant attendu par beaucoup d’amis de sa famille, s’apprêtait à y rentrer en triomphateur. C’était aussi, nous ne le savons que trop, le grand chemin de Paris. Aussi conçoit-on qu’exalté par ce succès inattendu, le prince écrivît à son frère avec une effusion de joie : « Enfin nous voilà donc en Alsace ! » de même qu’il écrivait la veille à l’archiduchesse sa femme : « Quand vous saurez que j’ai passé le Rhin, n’attendez plus de mes nouvelles que de Paris[1]. »

Les courriers qui annonçaient ces désastres, se suivant avec rapidité, arrivèrent à Louis XV au moment où, pendant qu’on achevait sans lui le siège de la ville de Furnes, il faisait une tournée d’inspection militaire dans les ports de la Manche, passant de Boulogne à Calais et à Dunkerque. L’émotion, comme on peut penser, fut grande autour de lui ; mais tous les témoignages s’accordent à reconnaître qu’il fut seul à ne pas la ressentir ou du moins à n’en rien témoigner. Il était clair qu’il fallait, au plus tôt, détacher un corps de l’armée royale pour venir en aide à l’Alsace envahie, et fermer la porte de la Lorraine menacée, ce qui rendait nécessaire de suspendre provisoirement en Flandre toute action offensive; mais rien n’eût été si simple que de confier ce détachement soit à Saxe, soit à Noailles, tandis que le roi serait resté avec l’autre partie de l’armée pour veiller sur les résultats déjà acquis et attendre les événemens. Ce fut, en effet, le plan proposé par Noailles, toujours inquiet de n’exposer à aucun hasard la majesté royale. Mais Louis XV ne voulut pas même entendre parler de cette disposition prudente. Dès qu’un point du territoire français était entamé, il déclara hautement que c’était lui et lui seul qui voulait en chasser l’étranger. Dans les grands jours de périls, le corps d’élite qui portait le nom de la maison du roi devait figurer au premier rang et le roi ne laissait à personne l’honneur de le commander, a C’est le roi, écrit le ministre de Prusse, Chambrier, en apprenant à Frédéric cette généreuse

  1. D’Arneth, t. II, p. 549. — Les opérations militaires qui suivirent le passage du Rhin sont racontées en détail dans l’Histoire de mon temps de Frédéric.