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encore faut-il que le pays qui produit de grands inventeurs paie sa dette au génie en lui donnant des instrumens de travail et la foule des disciples. Un écrivain qui appartient à cette pléiade de nos savans illustres, M. Berthelot, a montré récemment ce qu’il en coûte à une nation de reléguer dans l’isolement de laboratoires insuffisans les hommes dont les travaux créent la richesse industrielle[1]. Après avoir parlé de la découverte de matières colorantes, due aux recherches scientifiques poursuivies depuis quarante ans dans les laboratoires et marqué la part considérable que la science française y a prise, il ajoute : « La France n’en a pas tiré le même profit matériel que ses voisins, parce que nos laboratoires, trop petits, trop mal outillés, n’ont pu fournir aux fabriques et aux ateliers ces nombreux ingénieurs qui font la force des usines allemandes. Nous sommes des généraux sans soldats. Nous soutenons la lutte, comme pourrait le faire un peuple qui a conservé l’usage des routes ordinaires contre une nation pourvue de chemins de fer. Dans cet état de choses, il n’est pas surprenant que l’Allemagne produise aujourd’hui pour 50 à 60 millions de francs de matières colorantes, tandis que la production de la France est tombée à 5 ou 6 millions. L’indifférence avec laquelle les producteurs de garance ont regardé pendant longtemps les progrès de la chimie moderne est aujourd’hui frappée de la façon la plus cruelle par la ruine d’une de nos industries les plus fructueuses. »

Il n’est pas nécessaire d’insister sur cette démonstration si probante. Souhaitons seulement que les pouvoirs publics comprennent que l’enseignement supérieur rend au centuple l’argent qu’on lui prête. Mais il est besoin, au contraire, de dire et de démontrer que l’enseignement supérieur est la source d’autres bienfaits non moins grands, bien que moins aisément appréciables. Les universités seront bienfaisantes, en recueillant, afin de lui inspirer certains sentimens, certaines idées et certaines habitudes d’esprit, notre jeunesse aujourd’hui moralement abandonnée au sortir du collège. Cette jeunesse a besoin que nous nous intéressions à elle : arrivée à la vie intellectuelle en un temps où toutes les doctrines qui étaient en possession des esprits depuis de longues années avaient perdu leur crédit, elle a trouvé sur le sol les débris de la philosophie éclectique, ceux des théories historiques qui employaient l’histoire à démontrer la légitimité de régimes successivement emportés par l’orage, et des théories politiques qui, nous ayant promis le bonheur et la paix, ne nous les ont point donnés. Elle a pris l’horreur des idées générales et le dégoût de l’éloquence qui les exprime; elle n’aime que le réel, n’a de curiosité que pour le fait

  1. L’Enseignement supérieur et son outillage, par M. Berthelot, au tome V de la Revue internationale de l’enseignement, p. 383 et suiv.