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un empire aux extrémités du monde. Mais ces puissances n’en conservent plus que des débris, l’Angleterre a fait main basse sur leurs dépouilles, elle a gagné tout ce qu’elles ont perdu. Les Anglais en concluent qu’ils ont seuls le génie colonisateur. Ce qu’il faut leur accorder, c’est qu’instruits par de dures expériences, ils ont abandonné les premiers le vieux système colonial, qui considérait une colonie comme une ferme dont on percevait la rente, avec la seule préoccupation d’en augmenter continuellement le rapport par des lois fiscales fort oppressives. On oubliait que les exigences tyranniques d’un propriétaire qui veut à toute force accroître son revenu réduisent le fermier au désespoir. Quand ce fermier est un peuple et qu’on lui donne trop de dégoûts, il lui arrive quelquefois de déclarer que la ferme est à lui, et il reçoit à coups de fusil les huissiers qu’on lui envoie pour le saisir.

Ce qui est plus admirable que l’immense étendue des possessions anglaises, c’est la facilité relative avec laquelle le Royaume-Uni les retient dans son obéissance, en variant, selon les pays, ses principes, ses méthodes, ses pratiques de gouvernement. Dans ses véritables colonies, qui sont comme un prolongement de la Grande-Bretagne par-delà l’océan, il a établi le self-government; il les autorise à s’administrer elles-mêmes, il leur octroie les douceurs et les agitations du régime parlementaire, qui de toutes les habitudes de l’Anglais, où que le transportent les hasards de sa destinée, est celle qui lui tient le plus au cœur; il aurait plus de peine à s’en passer que de son roast-beef et de sa théière.

Mais l’Inde n’est pas une colonie ; comment l’Angleterre aurait-elle pu penser à coloniser ce pays de vieille civilisation, où la population est fort dense et dont le climat est meurtrier pour les enfans qui ont les cheveux blonds et les joues roses? L’Inde est une conquête et pourtant n’est pas un pays tributaire. Il suffit à la Grande-Bretagne que les Hindous ne lui coûtent rien, qu’ils se chargent de défrayer eux-mêmes le gouvernement militaire qu’elle leur impose, son armée de 200,000 hommes, dont 65,000 seulement sont Anglais. Voilà une forme de gouvernement bien différente de celle qu’on trouve à Melbourne, à Québec et au Cap : « Dans nos colonies, a dit un écrivain anglais, tout est neuf, tout date d’hier ou d’avant-hier. Elles sont habitées par une race progressiste et placée dans les circonstances les plus favorables à tous les genres de progrès. Elles n’ont pas de passé, et elles voient s’ouvrir devant elles un avenir sans limites. Gouvernement, institutions, tout leur vient d’Angleterre et on y voit fleurir la liberté l’industrie, l’esprit d’invention. L’Inde, au contraire, est comme accablée par le fardeau de son passé et semble n’avoir pas d’avenir. On y trouve à l’état de pétrifications les plus vieilles croyances, les plus vieilles coutumes, le fatalisme, la polygamie, les antiques sacerdoces.