Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/692

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le despotisme des âges primitifs. Dans un tel pays, aucune forme de gouvernement constitutionnel n’est possible; il faut une dictature pour le maintenir dans l’ordre et pour protéger sa frontière du nord contre le dangereux voisinage de la vaste steppe asiatique, avec ses Osbegs et ses Turcomans. C’est ainsi que la même nation qui étend une de ses mains vers l’avenir du globe et joue le rôle de médiateur entre l’Europe et le nouveau monde, étend son autre main vers le passé le plus reculé de l’espèce humaine, gouverne l’Asie comme il convient à l’Asie d’i lie gouvernée et continue les traditions du Grand-Mogol, dont elle est devenue l’héritière. »

Il est fort naturel qu’en songeant à ce vaste empire colonial qui porte aux quatre coins du monde la gloire de leur nom, les Anglais éprouvent des tressaillemens, des émotions d’orgueil, qu’ils le comparent avec complaisance à l’empire romain et que cette comparaison les remplisse d’admiration pour eux-mêmes, Il y a chez eux une école d’impérialistes à outrance et à plumet, qu’on a appelée the bombastic school. Ces impérialismes se plaisent à considérer la Grande-Bretagne comme une Venise colossale à qui l’océan sert de rues. Ils sont fiers d’avoir une souveraine plus grande, plus glorieuse que le roi Salomon, qui recrutait dans tous les pays ses esclaves de corvée et auquel les vaisseaux de Tarsis apportaient de l’or, de l’argent, de l’ivoire, des singes et des paons. Ils promènent leur imagination dans cet ensemble de territoires sur lesquels le léopard a posé sa griffe, et ils aiment à penser que le soleil ne s’y couche pas, qu’à chaque heure du jour, il y a un point du globe où une trompette anglaise sonne la diane. Ils sont fermement persuadés que, sous peine de déchoir, l’Angleterre se doit à elle-même d’agrandir encore ses possessions, qu’il y va de sa dignité, que ce n’est pas assez de garder, qu’il faut prendre et qu’elle ne prendra jamais trop, que ses poches sont assez grandes pour y loger l’univers à l’aise. Ils sont également persuadés qu’elle fait beaucoup d’honneur aux peuples qu’elle consent à s’annexer, que, pour quiconque n’a pas eu l’avantage de naître dans l’île prédestinée, c’est une gloire au moins d’être gouverné par des Anglais. Ces impérialistes de l’école bombastique se regardent naïvement comme une race supérieure, et il entre beaucoup de mépris dans leur philanthropie. « Commence par te laver les mains, disait l’un d’eux à un petit décrotteur italien, qui lui offrait gracieusement ses services; les bottes que tu vas cirer sont des bottes anglaises..

Mais l’Angleterre est un pays de libre discussion, où toutes les opinions ont cours, où toutes les hérésies trouvent des partisans. Les conclusions de l’école bombastique sont combattues énergiquement par une école de pessimistes qui font bon marché de la grandeur coloniale du Royaume-Uni. Ces critiques chagrins sont pour la plupart ou des positivistes, enclins à penser que toute nation doit s’occuper avant