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voici Desdemona. Shakspeare s’est tellement approprié la tragédie humaine de ce temps-là qu’on ne remue pas une seule anecdote qu’il n’ait faite sienne par certains côtés.

Buonaventuri, qui se sentait non moins compromis que Bianca, ne cessait de pousser à l’enlèvement, car si la jeune dame risquait d’aller au cloître, il n’ignorait pas quel châtiment le menaçait, lui, coupable d’avoir détourné une fille noble de la République. Une nuit que don Bartolommeo s’était absenté, tous les deux partirent pour Florence, et, si vous demandez qui fournit l’argent du voyage, ce fut le père de Bianca, travesti pour la circonstance en Géronte qu’on dévalise : l’honnête créature savait où gisaient les sequins, elle en remplit dûment son coffre, empilant par-dessus des bijoux pour une valeur de 20,000 écus; c’était le vol après la chute. Adieux touchans d’une fille à son père qui méritaient assurément l’auguste récompense qui les couronna dans la suite. Car le fait demeure incontestable : celle qui préludait de la sorte allait droit aux honneurs, à la gloire. Tomber de chute en chute, mot absurde à l’usage des mais qui croient à la vertu récompensée ; deux négations valent une affirmation, une faute vous perdrait, deux vous sauvent. Si Bianca, soumise et repentante, fût restée à Venise, sa première faute l’eût inévitablement condamnée à toutes les flétrissures; elle marche dessus impudemment, vole son père, court à Florence; sa faute devient un scandale, et le scandale emplit l’Italie : aussitôt son règne s’affirme. Le destin se moque de nous, et son ironie mène le monde.

Une version adoptée par les chroniqueurs attribue pour cause à la fuite des deux amans un incident quelconque de la vie domestique, je n’en crois rien et je dirai pourquoi. Donnons d’abord cette version. Comme il n’y avait aucun moyen, pour Buonaventuri, de pénétrer dans le palais Capello, gardé à la fois comme une forteresse et comme un harem, c’était Bianca qui venait trouver Buonaventuri. Toutes les nuits, elle quittait sa chambre, descendait pieds nus les escaliers, ouvrait la porte, qui fermait en dedans, traversait la rue comme une ombre, rejoignait son amant dans sa chambre, puis, une heure avant le jour, elle rentrait par la porte, qu’elle avait laissée entre-bâillée. Cela dura ainsi plusieurs mois; mais un matin que les jeunes gens n’avaient point aussi exactement calculé l’heure du départ, un garçon boulanger vint demander au palais Capello à quel moment de la journée il devait cuire le pain, et en s’en allant il tira la porte. Bianca arrive un instant après pour rentrer à son tour et trouve la porte fermée. Appeler serait se perdre; elle prend aussitôt son parti, remonte chez son amant, qui s’habille à la hâte, redescend avec elle et saute en gondole. Tout cela est du pur roman. Comment admettre qu’un tel complot