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Et sur ces mots, il s’échappa, laissant Bianca meurtrie et désolée.

À cette scène conjugale le prince avait assisté, caché derrière une tapisserie :

— Calmez-vous! dit-il à sa maîtresse : votre mari ne veut pas être sauvé; vous et moi n’y pouvons plus rien, et nous n’avons qu’à laisser faire les événemens.

Le même jour, François recevait dans son jardin la visite des deux Ricci, venant se plaindre d’une nouvelle insulte en pleine rue. Le prince et les deux frères causèrent sous les arbres en se promenant, les deux frères très animés; puis, au moment de se quitter :

— Messieurs, leur dit François, agissez à votre convenance; quant à moi, je désire n’en rien savoir.

Et, les ayant congédiés, il partit pour sa campagne de Pratolino.

Cette nuit-là (21 décembre 1569), Buonaventuri, dûment escorté de deux estafiers, rapière au vent, sortait vers quatre heures de chez la Cassandra, lorsque, en passant sur le pont de la Trinité, il entendit un coup de sifflet; à ce signal, douze bandits l’investirent. Des deux hommes qui l’accompagnaient, l’un se sauva à toutes jambes et l’autre fut tué; blessé lui-même en s’ouvrant un chemin au travers des épées, il était parvenu à gagner le large et se croyait sauf, mais un nouveau groupe de gens armés le guettait à l’entrée de la via Maggio et, frappé de vingt-cinq blessures, il fut ramassé le matin dans un cul de-sac, près du pont. Autant il en advint à la Cassandra. Cette même nuit, plusieurs hommes masqués forcèrent sa porte et l’égorgèrent dans son lit.

A son réveil, Bianca reçut la tragique nouvelle; son premier soin fut d’aller chez le prince crier vengeance, mais il était absent et personne, au palais, n’avait d’ordre pour agir : deux jours seulement après la catastrophe, monseigneur revenait de Pratolino. Il vit Bianca, la consola, jura tous ses grands dieux d’exterminer les assassins et se hâta si bien de les poursuivre que ceux-ci trouvèrent le temps de gagner la France.

Le duc ayant connu d’avance le complot et pratiqué la politique du laissez-faire, il est hors de doute que la procédure intentée au lendemain du crime dut avoir des lenteurs propres à favoriser la fuite des Ricci. Lui-même raconta plus tard à son chapelain Jean-Baptiste Confetti la part morale qu’il avait eue en cette affaire, et son aveu manquât-il au débat, que d’autres preuves de la complicité subsisteraient : cet entretien au jardin avec les frères de Cassandra, les paroles prononcées en les congédiant, le départ de Florence quelques heures avant l’attentat. François cherchait une occasion de se débarrasser du mari de sa maîtresse, il courut à la meilleure. La scène domestique à laquelle il avait assisté, les mots outrageans qu’il avait entendus, tout cela prêtait à réfléchir :