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bien il serait déraisonnable de recourir au socialisme quand le principe du système actuel, qui est la propriété individuelle, « n’a pas encore donné sincèrement ses légitimes résultats et n’a été nulle part essayé dans toute sa loyauté. » — « Ce dont nous avons plutôt besoin, ajoute Stuart Mill, c’est d’un développement progressif de ce système. Si le régime actuel méritait vraiment de s’appeler un individualisme au bon sens du mot, c’est-à-dire un régime réalisant une rémunération proportionnelle à l’effort de tous les individus comme à leur capacité, ce genre d’individualisme serait-il donc si méprisable ? » M. Spencer n’est pas moins éloigné que Stuart Mill et d’une étroite orthodoxie économique et des hérésies socialistes : l’avenir nous laisse entrevoir, selon lui, pour les questions sociales comme pour les questions religieuses, une sorte d’église universelle ayant pour foi commune des vérités scientifiques. Chez nous se produit un mouvement d’opinion analogue : on commence à examiner scientifiquement les théories au lieu de s’irriter contre les hommes. Les économistes libéraux et sincères comme M. Paul Leroy-Beaulieu, même en demeurant fidèles à l’optimisme traditionnel de l’école, cherchent à unir plutôt qu’à diviser. M. Leroy-Beaulieu a essayé de montrer que, par l’effet même des lois économiques, nous tendons « à une moins grande inégalité des conditions. » On peut voir un exemple de l’histoire appliquée à l’économie sociale dans les livres importans de M. de Laveleye sur la propriété et sur le socialisme. Comme M. Sumner Maine, M. de Laveleye a voulu montrer les élémens variables et progressifs d’une idée que l’on avait trop souvent érigée en principe immuable. En général, les théories exclusives sont de plus en plus abandonnées. On comprend que toute proposition absolue est nécessairement fausse : les sciences n’ont dû leurs progrès qu’à des vérités relatives, dont les limites mêmes font l’exactitude ; il en sera ainsi dans la science la plus complexe de toutes : la science sociale.

Nous nous proposons, dans cette étude, de rechercher à la fois les fondemens rationnels et les limites du droit de propriété. En premier lieu, peut-on établir sur une base philosophique un droit de propriété absolument individuel, comme le soutient l’individualisme exclusif ? En second lieu, peut-on admettre un droit absolument social, comme le prétend le socialisme ? En troisième lieu, d’après quelles règles générales peut-on essayer de faire à l’individu et à la société leur part légitime, d’abord dans la théorie, puis dans la pratique ? — Telles sont, si nous ne nous trompons, les questions de principes d’où dépendent toutes les réformes sociales en vue de la justice. Notre unique but, dans une étude nécessairement très générale et très incomplète, est de provoquer les réflexions et les recherches du lecteur. En ce moment de crise et