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de difficultés pratiques, il n’est peut-être pas inutile de remonter aux principes, ne fût-ce que pour répondre aux sophismes de certains théoriciens qui raisonnent dans l’abstrait. Plus que jamais les problèmes sociaux s’imposent à ceux qui croient que, dans nos états modernes, la parole du vieil Isaïe est toujours vraie : « De la justice seule naîtra la paix. » Le régime de la propriété, à toutes les époques de l’histoire, est l’expression matérielle de la justice plus ou moins mêlée d’injustice qui règne à l’intérieur des consciences : c’est le droit réalisé et devenu visible.


I.

Occupons-nous d’abord de l’école individualiste. Les philosophes de cette école ont cherché le fondement de la propriété dans la volonté humaine et dans son rapport avec les objets extérieurs. En cela ils ont eu raison. Mais ils ont cru généralement, avec Victor Cousin et ses successeurs, que cette volonté possédait un libre arbitre absolu, par conséquent tout individuel et comme détaché du reste : imperium in imperio ; c’est même sur ce libre arbitre qu’ils ont fondé leur droit absolu de propriété. Par le travail, disent-ils, le libre arbitre de l’homme introduit dans le monde extérieur quelque chose d’absolument nouveau, qui peut être considéré comme étant encore la liberté même en action, le « prolongement de la liberté ; » l’individu devient donc propriétaire des objets extérieurs par la même raison qu’il est propriétaire de soi-même. — Cette théorie pourrait donner lieu à bien des difficultés métaphysiques. Elle a cependant sa part de vérité. Il faut l’accorder à Victor Cousin, comme à Turgot, à Smith, à Say, à Bastiat, à Thiers, à M. Paul Janet : si une valeur nouvelle peut être entièrement créée par un individu, elle appartiendra de droit à cet individu, puisque, sans lui, elle n’existerait pas. Mais nous ferons observer que cette proposition est indépendante des systèmes métaphysiques sur le libre arbitre ; il importerait donc de ne point l’en faire dépendre et de l’établir sur une base purement scientifique. Les produits d’une activité soumise à des lois nécessaires sont le « prolongement » d’elle-même tout aussi bien que si elle était libre ; ils sont encore elle-même considérée dans ses effets ; en les conservant, c’est elle-même qu’elle conserve. Que la volonté soit libre ou non, le travail et l’effort sont toujours la volonté en action, produisant et emmagasinant le mouvement dans ses œuvres. Selon les physiologistes, quand je pense, je « transforme » en quelque sorte du mouvement en pensée, puis de la pensée en mouvement par le moyen du cerveau et des muscles. Si je travaille un objet extérieur, je lui transmets le mouvement que j’ai développé par mon effort ;