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mœurs condamne ces âpres revendications des individus contre la société, ce perpétuel oubli de la solidarité historique, cet atomisme social qui veut dissoudre l’état en un agrégat d’individus sans lien organique, en un mot, l’anarchie et le nihilisme de ceux qui méconnaissent les lois de l’organisation sociale. Les socialistes, dans leurs déclamations, invoquent la solidarité en leur faveur ; ils ne voient pas qu’on peut, à bon droit, l’invoquer contre leurs idées révolutionnaires et leur dire : — La société exige, avant tout, que vous respectiez ses lois et que vous ne prétendiez pas brusquer l’évolution générale au nom de votre intérêt particulier. La société n’est pas une juxtaposition d’égoïsmes séparés les uns des autres par un vide ; ce n’est pas comme un archipel composé d’une multitude d’îles ayant chacune un Robinson. Même dans l’île de la légende, Robinson et Vendredi furent plus à l’aise que Robinson tout seul, et leurs vingt ou trente successeurs beaucoup plus à l’aise que Robinson et Vendredi. Ainsi, à tous les points de vue, l’idée de solidarité vient compléter celle de liberté individuelle.

D’après ce qui précède, la propriété n’est pas un absolu ; elle renferme plusieurs parts que pourraient théoriquement réclamer des maîtres différens, s’il y avait un moyen de rendre à chacun avec exactitude ce qui lui est dû. Notre part personnelle consiste dans la forme nouvelle par nous conçue et réalisée. Puis vient la part de la nature, qui consiste dans la matière par nous occupée. La nature pourrait dire à l’homme : « C’est toi, sans doute, qui as préparé le terrain et semé le blé, mais c’est moi qui l’ai fait germer, grandir et fructifier ; tu as eu pour collaborateurs la terre, l’eau fécondante, les rayons du soleil qui ont échauffé le germe, enfin, le germe lui-même, travailleur silencieux, qui a accompli sa besogne d’abord dans le secret, puis au grand jour. Si tu as besoin de mes services, d’autres aussi en ont besoin. » Cette part de la nature vient se confondre avec une troisième part : celle que l’humanité entière pourrait réclamer. Si bien qu’en dernière analyse, toute propriété, au point de vue philosophique, a en quelque sorte deux pôles : elle est en partie individuelle et en partie sociale. Il faut donc se défier de toutes les prétentions absolues, familières au dogmatisme de la métaphysique traditionnelle comme à celui de la métaphysique révolutionnaire : — Cette terre, disent les uns, c’est ma propriété absolue. — Cette terre, disent les autres, c’est la propriété absolue de tous. — Sur ce sujet, Ésope eût pu faire une fable. Une abeille ambitieuse s’attribuait tout l’honneur et toute la propriété de sa cellule ; une autre, plus sage, lui répondit : « Aurais-tu pu la construire si tu n’avais eu pour point d’appui les autres cellules et pour guide l’instinctive géométrie de ta race ? Sans les cellules individuelles, point de ruche, et, sans la ruche commune,