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cette quadruple assurance, et beaucoup d’économistes pensent que, dans un avenir peu éloigné, ce prélèvement de 0 fr. 60 sur le salaire journalier ne rencontrera d’autre obstacle que des habitudes d’ivrognerie et de dissipation. Or, grâce à la solidarité croissante qui se manifeste dans nos sociétés modernes entre un citoyen et les autres, l’imprévoyance de l’un retombe la plupart du temps sur les autres. C’est en vertu de ce principe qu’on oblige à éclairer la nuit les voitures, à faire ramoner les cheminées pour éviter les incendies, etc. Si on venait à reconnaître un jour qu’il y a un intérêt majeur à rendre obligatoire l’assurance contre l’incendie, on pourrait tout aussi bien l’imposer que l’on impose les précautions contre l’incendie. Dans l’ordre intellectuel et moral, l’état a le droit d’exiger le minimum d’instruction nécessaire à l’exercice des droits de citoyen, surtout du droit de suffrage, car nous sommes tous intéressés à ce que ceux qui partagent avec nous le pouvoir de contribuer au gouvernement ne soient pas dans un état de servitude et d’incapacité réelles. En vertu du même principe, l’état peut, sans violer la justice et au nom de la justice même, exiger des travailleurs un minimum de prévoyance et de garanties pour l’avenir ; car ces garanties du capital humain, qui sont comme un minimum de propriété essentiel à tout citoyen vraiment libre et égal aux autres, sont de plus en plus nécessaires pour éviter la formation d’une classe de prolétaires fatalement vouée soit à la servitude, soit à la rébellion. Outre que le travailleur imprévoyant n’a du citoyen libre que le nom, il finit toujours par retomber, lui ou les siens, à la charge de la charité publique. L’état et les communes ont parfaitement le droit de prendre d’avance, au nom de tous, leurs précautions contre une charge qui finira par incomber à tous. Enfin le père de famille n’a pas plus le droit de pratiquer l’imprévoyance absolue au point de vue matériel qu’il n’a le droit de la pratiquer au point de vue intellectuel et moral, car sa famille entière sera un jour victime de cette imprévoyance, puis, après sa famille, la commune et l’état. C’est donc au nom même de la justice, de la liberté et de l’égalité, qu’on peut établir pour l’individu l’obligation d’assurer en sa personne le capital humain par un minimum de garanties. Il n’y a là aucun « socialisme d’état, » quoi qu’en dise M. Léon Say ; c’est une simple précaution de tous envers chacun, et cela au bénéfice de chacun : les intérêts, sur ce point, sont aussi harmoniques que les droits. Ne nous laissons pas, encore ici, distancer par l’Allemagne, comme pour le service obligatoire et pour l’instruction obligatoire[1].

Les économistes, — en particulier M. Leroy-Beaulieu, — n’ont

  1. La seule question qui nous semble pouvoir admettre des solutions diverses, c’est de savoir si l’état doit lui-même se changer en une société d’assurances, ou simplement donner sa garantie à des sociétés particulières. Ce qui est certain, c’est que l’assurance a ce caractère de ne pouvoir être entreprise par un individu ; elle ne peut l’être que par des sociétés, et la seule raison de choisir est dans le bon marché ainsi que dans l’excellence de l’administration. Les partisans de l’état soutiennent que, plus la société d’assurances est vaste, nombreuse et centralisée, plus la prime se réduit. Ils ajoutent que les opérations de l’assurance ont leur analogue dans beaucoup d’opérations administratives, telles que les caisses de retraites pour les fonctionnaires, les veuves, les orphelins ; la police des constructions ressemble à l’assurance immobilière, la perception des contributions directes ressemble à l’encaissement des primes ; les affaires de banque confiées à l’état ressemblent à l’administration et au placement des capitaux d’assurance. Les adversaires de l’état préfèrent lui confier simplement un droit de contrôle et réclament la réforme de nos législations dans le sens des lois adoptées par les États-Unis pour la « surintendance des assurances. » Enfin une opinion intermédiaire admet que l’état contribue pour sa part à payer la prime, comme en Allemagne, tout en laissant aux individus le choix entre les diverses sociétés reconnues par l’état. On verra dans le livre de M. Charles Grad et dans celui de M. Say l’exposé et la critique de la loi allemande sur les sociétés de secours mutuels, qui oblige tout travailleur dont le salaire ne dépasse point 7 francs à faire partie d’une société d’assurance mutuelle contre la maladie. Les patrons sont tenus de faire inscrire leurs ouvriers et de prendre à leur charge le tiers de la cotisation. Quant à la loi sur l’assurance contre les accidens, elle est encore pendante. En Italie, une loi sur le même objet a été votée et organise une Caisse nationale d’assurances contre les accidens du travail, mais sans obliger les ouvriers à s’assurer.