Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour tout ce qui constitue l’organisation de l’existence. Supposez que le monde chinois devienne subitement aussi difficile à satisfaire que le monde occidental se plaît à l’être, je ne doute pas qu’il s’offrît les mêmes satisfactions. Cela appartient à l’évidence.

Mais ces transformations du goût ne se produisent pas à l’improviste, et rien n’est plus dur à déraciner que les vieux usages. Il faut d’abord qu’ils tombent en désuétude, presque d’eux-mêmes, comme une poutre moisie, et qu’une vie nouvelle pénètre dans la société. C’est une œuvre de substitution, lente, méthodique, qui doit procéder par principes et qui exige la patiente persévérance du temps.

Mes compatriotes et moi, qui avons goûté du fruit de l’arbre d’Occident, savons très bien que ce fruit a de belles couleurs, qu’il est savoureux, et que l’Europe est une admirable partie du monde à visiter. Mais on n’y trouve, en somme, que les satisfactions appartenant à la vie de plaisirs, et elles finissent par lasser les moins sérieux.

L’Européen est surtout fier de ses ressources d’amusemens, et il faut à des étrangers une grande passion des choses sérieuses pour se mettre à étudier au milieu d’obstacles si divers. Le long séjour que j’ai fait en Occident m’a permis de pratiquer la vie du monde telle qu’on l’entend, principalement à Paris, tout en observant le programme d’études spéciales qui nous avait été tracé, — et l’on sait que nous avons fait honneur à nos professeurs. Je puis donc parler de mes momens perdus, comme un étudiant en vacances qui vient de terminer ses examens.

On a toujours dit des Chinois qu’ils étaient soupçonneux. Ce mot a beaucoup de sens, mais on nous l’applique en général dans le plus défavorable. C’est une erreur : il faut dire, pratiques. C’est une qualité qui nous porte à estimer le moyen terme comme étant l’indice du meilleur. Nous ne comprenons rien aux exceptions. Aussi il ne nous a pas été difficile de constater qu’il faut se résoudre, dans la société européenne, ou à s’amuser beaucoup, ou à s’ennuyer beaucoup. Il n’y a pas de milieu. J’appellerais volontiers le monde occidental l’empire des Exceptions, par opposition à l’empire du Milieu. Je demande pardon pour ce mot, mais il rend ma pensée.

La grande civilisation ne nous étale que des surprises et non un état régulier. Ce n’est pas la surface unie et brillante du lingot d’or qui sort du creuset ; c’est un minerai où se distinguent tantôt des filons d’or pur, tantôt des alliages, tantôt des calcaires qu’il faut soumettre à l’analyse pour y trouver les poussières d’or qu’il contient. Les éblouissemens du luxe ne représentent, à nos yeux, que des curiosités et non pas des progrès réels. Ainsi, pour citer un exemple qui définisse ma pensée, on s’est habitué à dire que l’Angleterre est un pays riche, parce qu’il y a de grandes fortunes.