Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/917

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ne pas admettre qu’il y ait eu quelques signes échangés entre les grenadiers de Humbert et le corps de Sombreuil. Pareillement, quand les deux troupes se furent mêlées, que des propos imprudens aient été tenus ; qu’en mettant bas les armes les blancs aient cru sauver leur vie, rien de plus vraisemblable. Encore que très démoralisés, beaucoup d’entre eux, les chefs au moins, ne se fussent certainement pas livrés, sans tenter un dernier effort, s’ils avaient pu soupçonner le sort qui les attendait. Mais aller plus loin, prêter à des manifestations, toutes de premier mouvement et de générosité, sans aucun caractère officiel, la portée d’un engagement régulier, admettre la capitulation, la tenir pour un point acquis, démontré, ce n’est plus faire œuvre d’historien, c’est tomber dans la fantaisie pure, dans le roman.

Et pourquoi, s’il vous plaît? Serait-ce, par hasard, que le drame avait besoin d’un surcroît de noirceur, qu’il y fallût un degré d’atrocité de plus? Franchement la vérité suffisait. Cherchez dans toute la révolution : à part deux ou trois crimes plus monstrueux que les autres, comme les noyades de Nantes et les mitraillades de Lyon, vous n’y trouverez pas d’action plus sauvage, plus froidement cruelle que cette longue suite d’assassinats juridiques commis par des Français sur des Français, au nom de la nation française. Il y a près d’Auray un endroit solitaire, écarté, où les paysans bretons n’aiment pas à passer, le soir venu, et devant lequel ils se signent, où l’étranger lui-même, quand il y pénètre, se sent pris d’une angoisse : c’est le Champ des martyrs. Tel, dès le principe, l’a baptisé l’imagination populaire; tel il s’appelle encore. Là, pendant des mois, chaque matin, une fournée d’émigrés ont été conduits comme des bœufs à l’abattoir et sont tombés la poitrine trouée par des balles républicaines. Pendant des mois, cette ignoble boucherie s’est poursuivie. Comme la besogne n’allait pas assez vite, comme la terre n’avait pas le temps de boire tout ce sang. Vannes en eut aussi sa part. Comme les pelotons d’exécution n’en voulaient plus, il fallut appeler à la rescousse les volontaires parisiens. Comme enfin la population se soulevait de dégoût, on dut recourir à des précautions extraordinaires.

« J’ai pris soin, écrivait Blad au comité de salut public, d’écarter de ces exécutions toujours affreuses, lorsque le nombre des condamné? est si grand, tout ce qu’elles pouvaient avoir de révoltant pour l’humanité, de pénible pour les coupables conduits à la mort et d’inquiétant pour la tranquillité publique[1]. » Six cent quatre-vingt-une personnes[2] périrent ainsi sans que l’humanité républicaine

  1. Archives de la guerre.
  2. D’après un registre qui existe au ministère de la guerre.